“Je suis un banquier optimistemais en ce moment, il faut avoirde l’estomac !”
Quelques jours avant de partir à la retraite, le n°1 du Crédit du Nord nous a accordé un entretien exclusif. Il dit tout sur la banque et son évolution depuis les années 70, et porte un regard d’ensemble sur le Nord – Pas de Calais, son économie, ses atouts culturels… Rencontre avec un homme au francparler si rare dans un milieu qui préfère les discours feutrés.
La Gazette Nord – Pas de Calais. Vous entrez au Crédit du Nord en 1973. A quoi ressemblait alors l’univers bancaire ?
Joël GIRRE : Oui, c’était en 1973. Je me souviens n’avoir envoyé qu’une seule lettre de candidature, au Crédit du Nord. Après une première activité en Belgique, je visais une profession juridique dans la banque puisque c’est ma formation. Mais lors de mon entretien d’embauche, on m’a proposé autre chose que du juridique ou du contentieux.
C’était quoi ?
Du commercial ! La Faculté de droit et mes activités précédentes m’avaient ouvert l’esprit, alors j’ai dit oui. Et le Crédit du Nord m’a appris mon métier, et quelque part, ma vie. Pour répondre à votre question, à cette époque, le paysage bancaire et économique était en plein bouleversement. On venait de subir le 1er choc pétrolier. Mes camarades et moi avons appris notre métier pendant cette crise économique de grande ampleur qui a entraîné la remise en cause de beaucoup de choses pour les banques, au niveau des frais généraux, notamment. Et puis, le choc s’est propagé aux industries régionales du textile, de la sidérurgie et des machinesoutils qui ont considérablement souffert. C’est ce qui a conduit aux grandes reconversions sur d’autres métiers comme celle du groupe Mulliez, par exemple, qui passe du textile à la grande distribution.
A qui appartenait alors le Crédit du Nord ?
Le groupe Crédit du Nord venait d’être racheté par le groupe Paribas qui nous a mariés avec la Banque de l’Union Parisienne. Pour une banque de dépôt comme le Crédit du Nord, se retrouver mariée avec une banque d’affaires parisienne a été un choc culturel. Ce n’était donc pas une période facile, surtout pour les jeunes cadres que nous étions.
Dans les années 1970, le métier de banquier était-il le même qu’aujourd’hui ?
Oh non, pas du tout. Il était fondamentalement différent.
Dans quel sens ?
Il était beaucoup moins concurrentiel qu’aujourd’hui. Nous étions au lendemain de la mensualisation, on en était encore à la chasse aux comptes en banque tous azimuts, pour les particuliers comme pour les entreprises. C’était un métier en pleine révolution avec cette particularité que le Crédit du Nord, comme je le disais, connaissait une fusion.
Mais pourquoi dites-vous que la concurrence bancaire était moins forte à l’époque ?
Prenons un exemple. A cette époque, les conditions appliquées aux entreprises dépendaient exclusivement de leur chiffre d’affaires. Les entreprises obtenaient tel ou tel taux en fonction de leur chiffre d’affaires, ce qui est strictement interdit aujourd’hui ! La concurrence était donc très faible puisque ces règles nous en empêchaient.
Les banques ont donc été obligées de mettre en place une démarche plus commerciale ?
En effet, on nous a demandé de faire de plus en plus de commerce car la banque était devenue un métier de commerce. Dans un paysage devenu concurrentiel, il a fallu prendre des parts de marché. Mais ce n’était que la 1ère phase du bouleversement pour notre génération puisque nous avons également dû nous mettre au management. Là aussi, nous avons appris sur le terrain puisqu’à l’époque les formations n’existaient pas. Il s’agissait surtout de communications d’expérience. Mais au Crédit du Nord, nous avions la chance de pouvoir travailler longtemps au contact des anciens qui nous livraient leur savoir, nous faisaient confiance tout en nous permettant d’apporter notre touche personnelle. Nous avons aussi su renforcer la proximité des hommes en tant que banque régionale. D’ailleurs, nous n’avons jamais perdu cet esprit-là au Crédit du Nord, même en devenant nationale.
Y a-t-il eu d’autres changements aussi majeurs dans les années 1980 ?
Oui, car ce dont nous n’avions pas conscience en 1973, c’est que notre génération faisait partie d’un phénomène qui s’appelle le papy-boom. Un phénomène qui s’est révélé dramatique et fondamental pour le monde bancaire comme pour l’ensemble des entreprises !
Dans quel sens ?
Au lendemain de l’ouverture en nombre des comptes de particuliers, les banques ont été obligées d’embaucher en masse des employés en écriture car elles n’étaient pas encore équipées en informatique. Ces employés dit “de base”, tous embauchés dans la même catégorie d’âge, c’est-àdire à 18 ans, voire 15 ans pour certains, ont rempli leur rôle. Mais avec l’arrivée de l’informatique, dans les années 1980, il a donc fallu les reconvertir au commercial. Pour eux, la reconversion fut un vaste programme, bien mené d’ailleurs, et à Lille notamment. C’est l’une de mes fiertés d’avoir créé une école de formation au commercial pour ces genslà. Et une grande satisfaction d’en voir certains se révéler, avec des talents incroyables, jusqu’à devenir directeur d’agence ! L’autre conséquence tient au fait que nous n’avions pas fait assez de projections pour comprendre que tous ces gens entrés en 1970 allaient partir en même temps, dans les années 2010. Depuis 2005, nous connaissons donc chaque année un nombre important de départs, mais aussi d’entrées, car la banque n’a pas réduit ses effectifs, dans l’exploitation notamment. C’est tant mieux pour le rajeunissement mais certains clients nous le reprochent car ils estiment qu’il y a trop de changement d’interlocuteurs. Pourtant, le phénomène démographique nous y oblige.
Ces départs et ces embauches au Crédit du Nord, combien de personnes cela touche-t-il par an ?
Pour la grande communauté urbaine de Lille que nous représentons avec 600 personnes, ce sont 100 collaborateurs par an, soit 70% de la population qu’il faut renouveler en 5 ans ! L’erreur qu’il ne fallait pas faire, c’était de remplacer les anciens systématiquement par des jeunes. Nous avons donc diversifié les catégories d’âge, les diplômes et les expériences à l’embauche pour ne pas laisser aux générations qui suivent le même problème que nous avons à régler aujourd’hui. Nous embauchons donc multicanal.
C’est-à-dire ?
C’est-à-dire des chefs de rayons de grandes surfaces, par exemple, qui se révèlent d’excellents vendeurs. On les forme à nos métiers avec des budgets de formation qui, au Crédit du Nord, représentent entre 8 et 10% de la masse salariale, ce qui est considérable ! A côté de ça, il existe des filières légitimes dans les écoles de commerce et à l’Université qui apprennent le métier bancaire. Nous embauchons ces jeunes Bac+2 jusqu’à Bac +5 car la banque est un métier d’avenir pour les meilleurs d’entre eux. Mais il en découle un nouveau problème car les exigences d’un Bac +5 sont différentes de celles des employés sans diplôme. Ceux-ci veulent grandir, évoluer, ce qui est normal, mais il faut gérer ça aussi. Néanmoins, quel que soit votre cursus, même avec un Bac +10, quand vous entrez dans la banque, vous apprenez d’abord le métier de banquier. Sans oublier l’autre chose qu’on n’apprend que sur le terrain, c’est le feeling.
Estimez-vous que les jeunes diplômés de 2011 ont encore envie d’apprendre ?
Cela dépend des personnalités et des individus. Il y a ceux qui ont envie d’apprendre et ceux qui ont envie de gagner, comme à notre époque. Il y a des esprits brillants qui ne seront jamais les premiers, et des esprits plus battants qui le deviendront. Mais chez nous, leur point commun est qu’ils sont tous très attachés au Crédit du Nord. Nos collaborateurs démissionnent peu, sauf pour un projet personnel.
Aujourd’hui, quel regard portez-vous sur le métier de banquier ?
Aujourd’hui, toutes les banques vendent la même chose. Ce qui fait la différence, c’est donc la qualité de la relation avec le client, la considération qu’on lui apporte, la capacité d’écoute et de compréhension de son domaine, l’intelligence de lui proposer un produit qui lui convient réellement. C’est ce que j’appelle le respect. Si on l’écoute, le client reste fidèle, c’est l’objectif. C’est ça être banquier aujourd’hui. Ce n’est pas lui proposer n’importe quel produit conçu par le service marketing ! Notre philosophie, au Crédit du Nord, c’est de se donner les moyens de déployer ces bonnes intentions. Tout client, qu’il soit petit ou grand, dispose d’un interlocuteur dédié et de tous les moyens pour travailler à distance s’il le souhaite.
Tous les banquiers disent ça, non ?
Peut-être mais nous nous le faisons ! Quand un client du Crédit du Nord appelle, il n’atterrit pas sur une plateforme téléphonique de reroutage car cela n’existe pas chez nous. C’est son conseiller qui décroche. D’ailleurs, la satisfaction des clients fait l’objet d’enquêtes annuelles en interne, agence par agence, mesurée à partir de 40 critères. Et au niveau national, les enquêtes annuelles de satisfaction client réalisées par la profession nous placent n°1 sur le marché des entreprises et des particuliers. Et dans le trio de tête pour les professionnels. Pour vous en convaincre, je vais vous raconter une anecdote. Un soir, dans un dîner en ville, j’ai été interpellé par un client mécontent. Je lui ai fait remarquer qu’en réalité son problème était une broutille sans importance. Ce client m’a alors répondu la chose suivante : “Non, ça n’a rien à voir. Vous, vous n’avez pas le droit de vous tromper !” Après coup, j’ai considéré sa réponse comme un compliment. En attendant davantage du Crédit du Nord que des autres, il symbolise le niveau d’exigence qu’apprécient nos clients.
Il y a 40 ans, vous imaginiezvous au poste de n° 1 ?
Non car je ne pouvais pas imaginer l’organisation d’un groupe bancaire 40 ans plus tard. Mais ayant été le plus jeune directeur d’agence, puis de groupe, à l’âge de 35 ans, à Maubeuge, et ayant toujours cultivé ma soif d’apprendre, je n’avais néanmoins pas pour ambition de rester grouillot toute ma vie.
Passons maintenant au paysage économique régional. Comment avez-vous perçu sa transformation ?
En 1973, des pans entiers de l’économie ont basculé. Aujourd’hui, le mal est plus endémique, plus diffus, plus réparti, en lien avec la désindustrialisation du territoire français. Le Nord – Pas de Calais et la métropole lilloise n’ont plus de grandes industries. Celles-ci se sont reconverties dans le tertiaire, très réparti en matière d’activité, et dépendant des grands donneurs d’ordre. De grands secteurs comme la vente à distance, par exemple, ont été obligés de se réorganiser et de se remettre en cause sur tous les aspects de leurs métiers. Cette attitude est aussi la conséquence des années 70 qui avait obligé les entreprises de la région à se réinventer, à tout reconstruire. Cet état d’esprit du renouveau, cette capacité à rebondir, cette volonté de changer et de s’adapter est typique de notre région, et elle perdure au niveau des chefs d’entreprise comme au niveau des collectivités locales. C’est ça l’état d’esprit de notre région et c’est grâce à lui que le Nord – Pas de Calais s’en sortira.
Mais notre région souffre pourtant de grands handicaps.
En effet, pour moi, son handicap majeur, c’est l’exode des jeunes. La proportion de jeunes formés dans nos écoles d’ingénieurs qui quittent ensuite notre région est trop forte ! Il faut absolument tout faire pour conserver cette force démographique que d’autres régions n’ont pas.
Vous êtes un banquier optimiste. En ce moment, c’est plutôt rare.
Je le suis mais je sais aussi qu’en ce moment, il faut avoir de l’estomac ! Il n’y a pas d’espoirs sans convictions. Le Nord – Pas de Calais a prouvé qu’il pouvait encaisser les chocs mais aujourd’hui, on ne peut plus vivre en autarcie. La mondialisation est là, c’est comme ça, il faut vivre avec et ne pas se reclure dans les frontières. Il faut plutôt anticiper, se demander ce que sera demain et je crois vraiment que notre région dispose des moyens pour y faire face. Elle a des projets ambitieux et chacun apporte sa pierre à l’édifice, les entreprises comme les autorités territoriales, dans une forme d’union sacrée que je trouve formidable. Aucune région ne prospère avec des dirigeants qui s’étripent. En vous disant cela, je repense à cette photo sur laquelle étaient réunis tous les responsables politiques de la région lors de l’inauguration des nouveaux locaux d’Entreprises et Cités, à Marcq-en- Baroeul. C’est tout un symbole !
Mais que dire aux dirigeants de PME frappées par la désindustrialisation et la mondialisation ?
Il faut leur dire deux choses : “Connais-toi toi-même, et remets-toi en cause !” Quand on ne réfléchit pas réellement à son métier, on recule. Il faut toujours se remettre en question sur les produits, la gestion et la façon d’exercer son métier. Après, évidemment, il y a les réalités financières, il faut avoir les moyens de ses ambitions et compter sur soi avant de compter sur les autres.
Concluons cet entretien sur l’action du Crédit du Nord en matière de mécénat culturel. Vous êtes très présent sur le territoire régional. Pourquoi un tel choix ?
Parce que c’est un sujet qui me tient à coeur ! J’ai une perception du mécénat que tout le monde ne comprend pas. Moi, j’estime qu’une banque comme le Crédit du Nord a un très grand rôle citoyen à jouer, un peu comme une redevance à verser à la communauté. Si nous avons choisi le domaine culturel, c’est parce qu’il touche le grand public et qu’il est toujours valorisant pour notre entreprise. Et puis, il ne faut pas oublier notre chance d’avoir dans le Nord – Pas de Calais de grandes institutions culturelles. Nous sommes donc partenaires du Palais des Beaux-arts depuis 25 ans, de l’Orchestre national de Lille, du Centre chorégraphique national de Roubaix, de l’Opéra, du Théâtre du Nord, du LaM et du Louvre-Lens. Cela représente du temps, et plusieurs centaines de milliers d’euros par an, mais ce sont des moments d’échanges formidables. Car le mécénat, c’est d’abord un état d’esprit. Si vous en faites en vous demandant combien ça va vous rapporter, ce n’est plus du mécénat et vous arrivez au résultat contraire.
Quelle est l’expo, le spectacle qui vous avez préféré ces dernières années ?
Je ne veux fâcher personne. Je me contenterai de dire qu’il faut aller voir Boilly au Palais des Beaux-Arts, et Lanskoy au LaM, c’est très intéressant.
Le vrai amateur d’art que vous êtes a bien eu de véritables coups de coeur, non ?
C’est vrai. Alors, disons qu’à l’Opéra, j’ai beaucoup aimé Macbeth. Au LaM, l’exposition Wölfli m’a marqué. Et pour l’Orchestre national de Lille, ce sont les Tableaux d’une exposition.
Dans quelques jours vous serez retraité. On vous imagine mal passant vos journées devant la télévision. Quels sont les prochains projets de Joël Girre ?
Je vais jouer davantage au golf, j’aurai plus de temps pour peindre, ou plutôt barbouiller, et je m’occuperai aussi de mes petits-enfants. Sans oublier quelques fonctions que je continuerai d’exercer, en lien avec l’économie mais, cette fois-ci, sans contrainte !