Des enseignants démunis face à l'agressivité de parents d'élèves

"Je vais vous casser la figure!": pendant une récréation en juin 2023, la professeure des écoles Jacqueline Joseph aperçoit deux parents d’élèves hurler aux grilles de son école primaire, qui l'accusent...

L’année dernière, les familles des élèves étaient impliquées dans 30% des incidents graves dans les écoles publiques, selon l'Education nationale © OLIVIER CHASSIGNOLE
L’année dernière, les familles des élèves étaient impliquées dans 30% des incidents graves dans les écoles publiques, selon l'Education nationale © OLIVIER CHASSIGNOLE

"Je vais vous casser la figure!": pendant une récréation en juin 2023, la professeure des écoles Jacqueline Joseph aperçoit deux parents d’élèves hurler aux grilles de son école primaire, qui l'accusent d'avoir frappé leur fils de neuf ans.

Un cas loin d’être isolé. L’année dernière, les familles des élèves étaient impliquées dans 30% des "incidents graves" (agressions verbales principalement, mais aussi atteintes à la laïcité, ports d'arme blanche…) survenus dans les écoles publiques, selon les statistiques de l'Education nationale.

Humiliée d’avoir été convoquée par l’inspectrice, "alors qu’une enquête avait déjà été conduite par la direction de l’école" la mettant hors de cause, Jacqueline Joseph, 58 ans, part précipitamment à la retraite quelques mois après son agression, après 38 ans d'enseignement à La Réunion et désabusée par le manque de soutien de sa hiérarchie.

Récemment, le cinéma a relayé la solitude des professeurs face aux accusations des parents. Après "La salle des profs", film allemand nommé aux Oscars 2024 pour le meilleur film étranger, sortira fin mars en France "Pas de vague", avec François Civil dans le rôle d'un jeune prof de lettres, un long-métrage inspiré de l'histoire du réalisateur Teedy Lussi-Modeste lorsqu'il était enseignant.

Un "terrible sentiment de solitude" est souvent exprimé par des enseignants agressés ou menacés, pointe un rapport sénatorial publié début mars à la suite d’une commission d’enquête. 

Comme au supermarché

Et aussi "la boule au ventre", ainsi que la crainte de revenir devant les élèves. 

"Je n'ai pas réussi à prendre ma classe la première heure, je me suis à nouveau effondrée" en pleurs, raconte à l'AFP Hélène, 43 ans, professeure de technologie dans le Val-d’Oise dans un lycée privé sous contrat, quelques jours après l'incident. 

La veille de cette matinée de mars, la mère d’un élève en classe de 3ème, diagnostiqué HPI (haut potentiel intellectuel), l’avait menacée par téléphone de porter plainte pour harcèlement envers son enfant. 

L'enseignante affirme avoir simplement demandé à l’élève, peu investi en cours, de se mettre au travail. "Dans le privé sous contrat, les parents estiment être des clients", déplore-t-elle. 

Un diagnostic qui ne concerne pas seulement le privé. L’école publique est perçue, elle aussi, comme "un service" à des consommateurs, déclare Guislaine David, secrétaire générale du FSU-SNUipp, principal syndicat du primaire public. "On vient râler comme à la caisse du supermarché".

Jean-Louis Auduc, agrégé d’histoire et spécialiste de l’éducation, explique --en partie-- cette violence par la généralisation du contrôle continu, qui met les enseignants en première ligne et constitue "un moyen de pression formidable de la part des parents".

Autre fléau: les rumeurs propagées par les élèves, que les parents "prennent pour argent comptant", dit Benjamin, 44 ans et professeur de sciences de l’ingénieur en Île-de-France, qui en a fait l'expérience.

En octobre 2021, alors qu’il enseignait dans un collège public de Boissy-Saint-Léger (Val-de-Marne), "une lettre de parents d’élèves a été envoyée à la direction", affirmant qu’il incitait "les enfants à aller voir des films pornographiques" et qu’il leur expliquait "comment contourner le contrôle parental", témoigne-t-il encore sous le choc.

Effet de meute

Bien qu’il ait déposé plainte pour diffamation, il n’a pas réussi à passer outre. "Je me disais que les élèves avaient pris le dessus sur moi. Quoi qu’ils pourront dire à leurs parents, on leur donnera toujours raison", raconte le professeur, muté sur Paris l’année suivante. 

Les réseaux sociaux sont en partie responsables de cette tendance à croire systématiquement les dires des enfants, et à invectiver le professeur, figure autrefois respectée par les parents, estime Jean-Louis Auduc.

"Lorsque les parents sont réunis au sein d’une association, la réflexion et l’intelligence collective permettent d’analyser de manière perspicace une situation" avant d’agir, dit-il à l'AFP. Mais "les effectifs des fédérations de parents d'élèves ont baissé de 70% depuis 2005", remplacées "par des groupes qui se constituent sur les réseaux", dont notamment WhatsApp.

"Dans ces groupes non modérés, ça peut aller très loin avec un effet de déchaînement, de meute, et des parents qui se montent la tête", relève Laurent Zameczkowski, porte-parole de la PEEP, une des deux grandes fédérations de parents d'élèves dans le public.

Parmi les recommandations du rapport sénatorial publié début mars figure l’idée de faire signer chaque année une "charte des parents", où serait "rappelé que l'enseignement ne se conteste pas". Mais "c’est déjà dans le règlement intérieur" des établissements, relativise Guislaine David, persuadée que "ça ne changera pas grand chose".

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