De Rabelais à nos jours : la déshumanisation de la justice
La justice poursuit son oeuvre avec 29 971 dossiers jugés par la Chambre commerciale, 387 jours est le délai moyen de traitements d’une affaire en matière civile près la Cour de cassation. On constate un tassement à propos du nombre de questions prioritaires de constitutionnalité soumises à la Cour de cassation. Cette évolution est logique. Après une période d’engouement en faveur de cette procédure, la situation est en cours de normalisation et donc de réduction.
Une réflexion est indispensable sur l’évolution de la justice. Il est clair qu’il existe des tendances conduisant à une règle de droit davantage acceptable. Tous les efforts de la juridiction européenne en faveur de l’impartialité notamment sont en ce sens. Mais, inversement, la règle de droit devient de plus en plus complexe. Certes, il n’y a plus de droit coutumier mais une multiplication des sources du droit. Désormais, la Communauté européenne s’est considérablement développée au point qu’il faut désormais commencer par déterminer le droit applicable, analyser le droit communautaire, puis, le cas échéant, réaliser une étude de droit international privé… De plus, au plan uniquement interne, les décrets se multiplient, avec des directives, des règlements et une jurisprudence différente. Il en résulte un magma juridique que seuls les plus courageux, ou les plus téméraires, s’efforcent de décrypter.
Sous l’Ancien Régime, Orante dit La Bruyère plaide depuis 10 ans entiers en règlement de juge. L’affaire était juste, capitale, il y allait de toute sa fortune : “On saura peut-être dans cinq années quels seront ces juges et devant quel tribunal elle doit plaider le reste de sa vie.” Pantagruel avait invité des amis au nombre desquels était le juge Brid’oye. Ce magistrat siégeait depuis 40 années et avait rendu 2 309 sentences, toutes confirmées en appel par le parlement de Mirelingues. Pantagruel pense qu’il peut être utile à ce magistrat et, suivi de Panurge, de frère Jean et de ses autres compagnons, il est reçu à la Cour par le premier président Trinquemalle et tous les magistrats. Brid’oye, assis “au mylieu du Parquet” doit s’expliquer. Sur une certaine sentence qui “ne paraissait pas équitable”, il déclare, comme excuse, que sa vue en raison “de son âge a beaucoup baissé, qu’il distingue mal les points des dés” et qu’il a “pu prendre un quatre pour un cinq. Les imperfections de nature, ajoutet- il, ne sauraient être imputées à crime”. – Quels dés, mon amy, entendez-vous ? lui demande Trinquemalle.
– Les dés, des jugemens, desquels vous aultres, messieurs, ordinairement usez en votre court souveraine, aussi font tous aultres juges, en décision d’un procès.” Et Brid’oye, avec une érudition profuse, comme il était d’usage en “ce temps-là, cite des références de jurisconsultes, des fragments empruntés à des lois ou des décrétales. Tous ces textes, d’après lui, établissent que “sort est fort bon, honeste, utile et nécessaire à la vuidange des procès et dissentions”.
– Et comment faictes-vous, mon amy ? demande Trinquemalle.
– Je fays comme vous aultres, messieurs, et comme est l’usance de judicature, à laquelle nos droictz commendent toujours déférer. Ayant bien veu, reveu, leu, releu, paperassé et feuilleté les complainctes, ajournemens, comparitians, commissions, informations, avant procedez, production, alléguation, intendictz, contredictz, requestes, enquestes, répliques, dupliques, tripliques, escriptures, reproches, griefs, salvations, recollemens, confrontations, acorations, libelles, apostoles, lettres royaulx, compulsoires, déclinatoires, anticipatoires, evocations, envoyz, renvoyz, conclusions, fins de non procéder, apoinctements, reliefs, confessions, exploictz et aultres telles dragées et espisseries d’une part et d’aultre, comme doibt faire le bon juge, je pose sur le bout de la table, en mon cabinet, tous les sacs du défendeur et loy livre chanse premièrement, comme vous aultres messieurs. Cela faict, je pose les sacs du demandeur sur l’autre bout pareillement et quand je luy livre chanse.
– Mais alors, demande le premier président Trinquemalle à Brid’oye, comment connaissez-vous l’obscurité des droits prétendus par les parties ?”
Et celui-ci répond que “lorsqu’il y a beaucoup de sacs, de part et d’autres, il use de ses petits dés, mais lorsqu’il y en a moins et que l’affaire est plus claire, il emploie des gros dés bien beaulx et harmonieux”.
A suivre dans notre prochaine édition.
Bernard SOINNE, agrégé des Facultés de droit