Dans les milongas de Buenos Aires, la crise se danse, comme toujours

Comme un pas (de tango) "latéral", ou de "salida" (sortie), une façon d'esquiver le présent... Dans les milongas (bar ou local dansant) de Buenos Aires, on danse malgré, ou à cause, de l'inflation qui désespère les Porteños. Une crise...

Des danseurs de tango se produisent lors de la milonga "La Cachila", dans le club de tango Nuevo Gricel à Buenos Aires, en Argentine, le 1er septembre 2023 © LUIS ROBAYO
Des danseurs de tango se produisent lors de la milonga "La Cachila", dans le club de tango Nuevo Gricel à Buenos Aires, en Argentine, le 1er septembre 2023 © LUIS ROBAYO

Comme un pas (de tango) "latéral", ou de "salida" (sortie), une façon d'esquiver le présent... Dans les milongas (bar ou local dansant) de Buenos Aires, on danse malgré, ou à cause, de l'inflation qui désespère les Porteños. Une crise dont le tango, somme toute, s'est toujours nourri.

Beaucoup ont fermé, mais elle, défiante, s'est ouverte l'an dernier alors que l'inflation atteignait les 95%, dans le quartier classe moyenne de Parque Chacabuco: la petite milonga, 20-25 m2, ses tables faites de portes sur deux tréteaux, son sol en carreaux fatigués, accueille deux ou trois soirs par semaine une dizaine de couples pour 400 pesos l'entrée (près d'1 dollar au taux officiel), pour danser au son d'un accordéon et d'un piano.

De la musique live : presque un luxe, quand nombre de milongas ont dû renoncer à contracter des musiciens ou danseurs. "Organiser des milongas n'est pas rentable, un grand nombre ont fermé à cause de la crise", explique à l'AFP Ana Bocutti, vice-présidente de l'Association des organisateurs de milongas.

"Le milonguero, s'il peut, il sort (danser) tous les soirs, mais quand le pouvoir d'achat se resserre, c'est plus facile de remplir les petites milongas" abordables, explique-t-elle. "S'il veut continuer à venir, le milonguero fait attention à ses sous".

Une "connexion", un "besoin

D'ailleurs au "Nuevo Gricel", local où Ana Bocutti organise de temps à autre une milonga, la piste accueille jusqu'à 200 couples, mais tous loin s'en faut, ne payent pas les 2.000 pesos (5 dollars au taux officiel) l'entrée. Beaucoup, au titre d'habitués, payent la moitié, d'autres entrent gratis "pour garder une ambiance vivante".

Moyennant quoi la capitale argentine continue de proposer une trentaine de milongas en moyenne tous les soirs de la semaine, des luxueuses aux informelles, des traditionnelles aux queers, pour tous les styles, toutes les bourses.

Et pour les plus petites bourses encore, il y a la milonga "open", telle "La otra" (l'autre) sous les platanes et gommiers de la place du Parlement. Une milonga "à la gorra" (au chapeau), où quiconque peut venir danser, encadré par un ou deux danseurs confirmés. Sous les yeux de SDF, qui campent à deux pas.

"On est là pour offrir un espace libre, inclusif, où danser le tango sans que ce soit une dépense. On fait passer un chapeau, les gens mettent ce qu'ils veulent, ce qu'ils peuvent", explique Valentin Rivetti, tanguero de 24 ans, "taxi-dancer" (loué à l'heure en milonga) à ses heures, et qui arrondit ici ses fins de mois. Avec, parfois un joli pourboire laissé par un touriste étranger.

"Les milongas survivent parce que c'est un besoin. Des crises, il y en a eu et il y en aura toujours", médite Nicolas di Lorenzo, pianiste du duo qui gère et anime "La tierra".

"On vient ressentir une étreinte, une connexion avec soi et les autres. La milonga, "c'est un investissement pour le coeur et l'esprit", s'enthousiasme Andrea Censabella, trentenaire habituée du lieu.

De toujours, le tango "social

Et puis, la crise, le désespoir des déçus de l'Eldorado argentin n'ont-ils pas formé le terreau initial du tango au tournant des 19e-20e siècle, avant que Carlos Gardel ne lui donne un lustre international et que la danse n'entre "dans les salons" ?

"Quand tu n'as plus la foi / Ni même l'herbe (à infusion de maté) d'hier, recyclée au soleil / Quand tes chaussures se déchirent / A force de chercher ce sou / Qui te fera bouffer / L'indifférence du monde / Qui est sourd et muet...", chante "Yira, yira" ("Erre, erre", en argot porteño) célèbre tango de 1929 de Enrique Santos Discépolo (1901-1951), auteur majeur d'une veine de "tangos sociaux". Et auquel on doit une définition du tango : "une pensée triste qui se danse".

Dans ses paroles "le tango a toujours reflété les crises et la souffrance de la classe ouvrière", opine l'historien spécialiste de l'histoire argentine, Felipe Pigna. Même si évidemment le genre fait aussi une large part aux thèmes du coeur, aux amours brisées.

"A chaque crise, les tangos sociaux de Discepolo se voient actualisés. On écoute des tangos vieux de quasiment 100 ans, et malheureusement ils sont toujours d'actualité", remarque l'historien.

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