Finances

Cryptomonnaies, quel intérêt pour les entreprises ?

L'économiste Odile Lakomski-Laguerre, maître de conférences à l'Université de Picardie Jules Verne d'Amiens (UPJV) et chercheuse au Laboratoire d’économie, finance, management et innovation (Lefmi) a répondu à nos questions sur les cryptomonnaies.

Le Bitcoin et l’Ether sont les deux cryptomonnaies les plus utilisées. ©Pixabay/ M Hasan
Le Bitcoin et l’Ether sont les deux cryptomonnaies les plus utilisées. ©Pixabay/ M Hasan

Picardie La Gazette : Qu’est-ce qu’une cryptomonnaie ? Comment ont-elles été créées ?

Odile Lakomski-Laguerre : Il y a au départ deux préoccupations principales. Dans les années 80 nous sommes au tout début de ce qui va devenir internet. Aux États-Unis, un groupe d’acteurs réfléchit à ce qui deviendra le protocole Internet. Ils pensent à une nouvelle façon d’échanger des biens informationnels, en dehors de marchandises palpables. Dans cette perspective, il faut créer un instrument qui permet cet échange de valeurs. 

D’où l’idée d’une monnaie digitale dédiée au cyberespace. On retrouve la 2epréoccupation dans le milieu des cryptographes anarchistes cyberpunk, qui ont peur que la vie des citoyens devienne entièrement traçable avec le développement du numérique, notamment si les banques sont amenées à développer des monnaies numériques. La menace viendrait des gouvernements mais aussi des grandes entreprises. D’où l’idée de créer une monnaie numérique intraçable et anonyme.

Quelles sont aujourd’hui les principales monnaies virtuelles ?

La plus importante, la plus sérieuse et la plus robuste reste le Bitcoin. Le principal problème des biens numériques c’est qu’ils sont reproductibles à l’infini. D’un point de vue informatique c’était une question très complexe à résoudre. Le protocole de Nakamoto [ndlr, créateur du Bitcoin] résout ce problème grâce à la blockchain et la "preuve de travail" : Lorsque vous envoyez un Bitcoin, vous encodez un message avec une signature particulière. La transaction demande un tel travail qu’il est presque impossible d’hacker le système. 

Le Bitcoin est vraiment conçu au départ pour échanger des valeurs. L’objectif est de se passer d’intermédiaire, notamment des banques. Il y a ensuite la plate-forme Ethereum où la blockchain peut servir à des usages plus larges que les cryptomonnaies. C’est essentiellement un outil qui permet à des entreprises ou des individus d’automatiser des contrats. Il y a aussi une 3e génération de cryptomonnaies, les Stablecoins qui évitent la volatilité du taux de change.

Comment expliquer la montée en puissance du Bitcoin ?

On a pu observer une première montée du cours du Bitcoin avec la crise financière chypriote en 2012. Les gens qui ne pouvaient pas retirer leur dépôt bancaire passaient par le BitCoin qui a fait alors office de monnaie de refuge. Il y a aussi le recours au Bitcoin pour des raisons frauduleuses, notamment avec le "supermarché de la drogue" Silk Road. 

Mais ce qui va vraiment faire décoller le cours du Bitcoin c’est la Une de The Economist en 2015 sur la révolution blockchain. Pour la première fois on dissocie l’image un peu sulfureuse du Bitcoin de sa technologie. À partir de là, on a vu un engouement extraordinaire. Et puis, en 2017, la bourse de Chicago a ouvert des marchés dédiés au trading des cryptomonnaies. On a alors une institutionnalisation des monnaies virtuelles par la finance : le BitCoin devient un placement intéressant.

Comment les banques et les acteurs financiers ont-ils regardé l’arrivée des monnaies virtuelles ?

Au départ, il y avait un vrai scepticisme, ce n’était pas quelque chose de sérieux. Il y avait même des recommandations des banques centrales avec interdiction absolue d’y toucher. Ce n’était pas une monnaie, mais un actif spéculatif. Mais progressivement on va voir un glissement vers la finance. Les banques vont donc commencer à s’y intéresser pour du placement.

Pour les entreprises, la blockchain représente plus d’intérêt que l’échange via des monnaies virtuelles.©Pixabay/ S.Tokmakov

En tant que chef d’entreprise, en quoi les monnaies virtuelles peuvent être intéressantes ? Est-ce qu’à terme cela peut être de nouveaux marchés à explorer ?

C’est surtout la blockchain qui constitue un intérêt pour les entreprises et qui peut s’avérer utile pour tout ce qui est administration de la preuve. Dès qu’il y a un besoin de transparence, d’apporter une preuve au consommateur, blockchain peut être utile et permet de réduire le coût des intermédiaires. En 2018, Carrefour a par exemple mis en place la "blockchain du poulet" pour répondre à la défiance dont souffrait le secteur agroalimentaire. 

En flashant un QR Code, on avait alors tout le parcours du poulet. Cela me paraît intéressant pour toutes les filières qui sont concernées par des chaînes d’alimentation, des certifications. L’autre intérêt pour les entreprises, c’est le basculement vers un monde entièrement virtuel. Avec le métavers [ndlr, un monde totalement numérique] par exemple, les crypto-monnaies auraient un sens : dans un centre commercial virtuel, il serait alors possible d’acheter des biens ou des services avec des cryptomonnaies.

Pour un commerçant, y-a-t-il un intérêt à proposer un paiement en ligne en cryptomonnaies ? Ces monnaies restent-elles exclusivement virtuelles ou peuvent-elles être converties en devise classique ?

Si on passe par des cryptomonnaies on réduit les frais de transaction, c’est plus fluide. Mais le principal problème c’est la capacité des réseaux notamment BitCoin à absorber de gros volumes de transactions sans entamer sa robustesse. Et pour l’instant la monnaie virtuelle ne peut pas être dirigée vers un compte en banque classique, pour utiliser une crypto il faut se constituer un portefeuille virtuel sur une plateforme qui propose un service de garde de ce dernier et de votre clé de sécurité. À mon avis lorsqu’on rentre dans ce système pour effectuer des paiements il ne faut pas en sortir.

À terme peut-on imaginer qu’une entreprise puisse proposer en plus d’un salaire classique, un versement en monnaie virtuelle ?

Il faudrait que le grand public voie ces cryptomonnaies comme un outil de paiement. Aujourd’hui elles ont un statut hybride, c’est à la fois un actif spéculatif et un outil d’échanges. Pour les entreprises il faudrait un cadre clair : quel statut pour la monnaie virtuelle, quelle taxation, quelle valeur ? Il y a de vraies complications en termes de régulation.