Commerce : les gagnants et les perdants de la crise
Depuis le début de l’année, les enseignes accusent, globalement, une baisse de 20% de leur chiffre d’affaires. Mais le sport et l’équipement de la maison s’en sortent mieux que la beauté ou la restauration. Et les grandes villes souffrent davantage que les petites.
« On a fait une croix sur Halloween et sur le Black Friday ». Cet aveu d’un spécialiste de la distribution ne surprendra personne. Non, ce n’est pas vraiment le moment d’inciter des enfants à passer de maison en maison pour jeter un sort à leurs voisins âgés, au prétexte d’échanger des friandises. Il n’est pas non plus recommandé de laisser la foule s’entasser dans un magasin, manipuler la marchandise et se disputer un robot ménager ou une tablette tactile. Les enseignes commerciales s’adaptent, tant bien que mal, aux différentes déclinaisons de la crise sanitaire et des mesures restrictives imposées pour l’endiguer.
Depuis le début de l’année 2020, le chiffre d’affaires des magasins spécialisés a perdu 20% par rapport à 2019, tous secteurs confondus, a calculé Procos, fédération qui rassemble 300 enseignes. « C’est loin d’être négligeable », commente Emmanuel Le Roch, délégué général, même si « la reprise estivale a été meilleure que celle que nous avions anticipée ».
Comme souvent dans pareilles circonstances, il y a des gagnants et des perdants. L’équipement de la maison et les sports et loisirs s’en tirent bien, avec respectivement +13% et +16% entre septembre 2019 et septembre 2020. La restauration perd en revanche 15%, malgré un rattrapage estival, et le secteur beauté/santé 10%. « Il n’est pas facile d’essayer un rouge à lèvres avec un masque », observe Emmanuel Le Roch.
Les nouvelles habitudes de vie modifient les comportements d’achat. Les assignations à domicile successives, confinement, limite des 100 kilomètres, couvre-feu, favorisent les achats en ligne, tout comme la méfiance persistante à l’égard des transports en commun. La consommation sur Internet a progressé de 42% en un an, « mais cela ne compense que partiellement les pertes de chiffre d’affaires dans les magasins », prévient Emmanuel Le Roch. Le web ne représente que 15% des achats en moyenne, « 20% dans l’électronique, mais seulement 5% dans l’alimentaire spécialisé ». En revanche, lorsque les gens font l’effort de se déplacer jusqu’au magasin, ils dépensent davantage qu’avant. Comme disent les spécialistes, « le taux de transformation a augmenté ». Par les temps qui courent, on vient moins dans un centre-ville, ou dans une zone commerciale, pour simplement y flâner, et davantage parce qu’on a quelque chose de précis à y acheter.
S’il est une chose qui ne change pas, en revanche, c’est la perte d’attractivité du centre-ville par rapport à la périphérie, une tendance déjà marquée les années précédentes. La dispersion des attributs urbains, services, commerce, habitat, dans un vaste périmètre autour de la ville ne joue pas en faveur des centres anciens. La crise se traduit néanmoins par une montée en puissance des moyennes surfaces de périphérie, tandis que les grandes surfaces sont pénalisées par leur gigantisme anxiogène.
Les métropoles plus touchées
Toutes les villes ne connaissent pas le même sort. Si les magasins des « centres-villes mineurs », correspondant à des localités de 20 000 habitants ou moins, enregistrent cet automne des baisses de fréquentation de 5 à 10% par rapport à 2019, les « très grands centres-villes », ceux des métropoles, subissent une chute de 25 à 30% pour la même période. Les mêmes tendances sont à l’œuvre dans les zones commerciales, les méga-complexes étant bien plus touchés que les centres commerciaux de quartier. Le constat est confirmé par Philippe Jambon, vice-président de Procos et fondateur de l’enseigne Jeff de Bruges : « ce sont les hyper centres-villes et les grands centres commerciaux qui prennent les plus grosses claques ».
Ces indications sont-elles le signe d’un déclin des métropoles ? Dans les grandes villes, les sites touristiques connaissent une baisse de fréquentation pouvant atteindre 60%, tandis que les centres commerciaux des quartiers d’affaires perdent un tiers de leur activité. La généralisation du télétravail, le remplacement des colloques et autres séminaires par des conférences en ligne, la raréfaction des touristes internationaux expliquent en grande partie cette désaffection.
Ces constats interrogent l’avenir du commerce. « On a longtemps raisonné en privilégiant la concentration, en recherchant le maximum de flux. Peut-être faut-il se demander comment adapter le maillage des magasins », note Emmanuel Le Roch. Les grandes gares, aménagées en centres commerciaux destinés à capter les visiteurs de passage, pourraient être des victimes collatérales de la crise. « Quand on sera sorti de l’épidémie, on devrait revoir des voyageurs dans les gares. Mais on sait aussi que les flux ne peuvent être garantis », précise le délégué général de Procos.
Comme d’autres secteurs de l’économie, le commerce mise sur l’épargne accumulée par les ménages depuis le confinement. La Fédération des enseignes observe toutefois que plus de la moitié de cette cagnotte est demeurée dans les poches des 10% disposant des revenus les plus importants, alors que les ménages les plus pauvres ont, au contraire « désépargné ». « On ne peut pas dire qu’il s’agisse d’une épargne de précaution. Au contraire, les plus riches ne sont pas en mesure de consommer comme d’habitude », commente Emmanuel Le Roch. Dès lors, faut-il augmenter les impôts des plus riches pour rééquilibrer la consommation vers les ménages les plus pauvres ? Procos ne s’aventure pas sur ce terrain-là, mais se prononce en revanche sur la suspension des nouvelles zones commerciales, réclamée par la Convention citoyenne sur le climat. « Nous partageons l’objectif de limitation de l’artificialisation des sols, mais pas l’approche consistant à instituer un moratoire national ». Même lorsque la consommation baisse, la grande distribution en veut toujours davantage.
Olivier RAZEMON