Bétharram, un "puits aux âmes", pour un ancien élève victime
Aujourd'hui âgé de 62 ans, Emmanuel (prénom modifié) a passé sept ans de sa scolarité à Bétharram (Pyrénées-Atlantiques), dont une dernière année à essayer de protéger les...

Aujourd'hui âgé de 62 ans, Emmanuel (prénom modifié) a passé sept ans de sa scolarité à Bétharram (Pyrénées-Atlantiques), dont une dernière année à essayer de protéger les petits qu'il surveillait au dortoir.
Après des années à "survivre" avec ses souvenirs de ce "puits aux âmes", il porte plainte en mai 2024.
Il dénonce des agressions sexuelles, commises principalement par le père Carricart, ex-directeur de cet établissement catholique, qui s'est suicidé en 2000 après avoir été l'objet de premières plaintes pour viol, et des violences physiques, perpétrées notamment par un surveillant surnommé "Cheval" placé en garde à vue mercredi avec deux autres mis en cause.
Il livre son histoire à l'AFP.
Ils voulaient des éphèbes
"Je suis arrivé à Bétharram en 1973, j'avais neuf ans et j'y suis resté jusqu'en 1980. Quand je regarde aujourd'hui mon cahier de catéchèse, je me dis que j'étais au cœur d'une secte. Le conditionnement psychologique, physique et culturel, c'était ça la force de Bétharram. La violence, c'était l'ADN de l'établissement et cette hyperviolence va de pair avec l'hypersexualisation.
Le père Carricart (...) avait des mains baladeuses, nous touchait les fesses. Il est à ce moment-là entouré de +Cheval+, mais aussi de pions et d'enseignants violents. Un glissement vers les abîmes.
Personne n'avait accès au fonctionnement de l'internat (...), c'était la réserve de chasse. Moi, tous les soirs pendant trois ans, je mettais mon sexe dans un gant de toilette avant d'aller dormir, c'était ma petite armure.
Ils voulaient des éphèbes, les ados poilus ne les intéressaient plus. On avait la peur au ventre.
Zone de non-droit
La violence allait du tabassage au viol, et moi j'étais au milieu. J'ai subi des agressions sexuelles du père Carricart et d'autres élèves. Mais on n'en parlait pas, on n'avait pas les mots pour ça, on était agressé tout le temps. La situation exceptionnelle devient la norme.
Ma dernière année à Bétharram, j'ai 15 ans et je suis nommé surveillant de dortoir. Je suis tout seul avec les +petits+ de CM2 et de 6e. Les enfants se faisaient pipi dessus dans leur lit quand le surveillant surnommé Cheval retournait sa chevalière avant de frapper. +Regarde ce que tu m'obliges à faire+. Cette phrase, je l'entends encore. C'est une phrase de prédateur.
Dans mon dortoir, il y a 35 petits lits. Un soir, Carricart débarque. Je le voyais mettre la main entre les cuisses des enfants. Je mets en place des stratagèmes (...). Il vient dans le dortoir une à trois fois par semaine, entre minuit et 2H00 du matin, donc je garde ma lampe allumée jusqu'à 3H00 du matin. J'avais trafiqué la serrure de la porte pour qu'elle couine quand il l'ouvrait et que je l'entende arriver. Je n'ai pas dormi cette année-là, j'étais épuisé.
Pour moi, Bétharram c'est un puits aux âmes, une zone de non-droit.
Le bruit et l'odeur
Ça a détruit ma vie. La culpabilité m'habite depuis des années. Est-ce que j'aurais pu sauver plus d'enfants? Il va me falloir toute ma vie pour tirer le fil de cette pelote monstrueuse. Mon burn-out m'a fait me poser plein de questions et j'ai compris que j'avais voulu anesthésier mon cerveau par le travail.
Aujourd'hui, je vis les deux pieds dans la merde, avec le bruit et l'odeur.
Samedi, quand François Bayrou nous a reçus, la tension émotionnelle était énorme. Il était décomposé. Il faut bien comprendre que le système mis en place par la Congrégation était inconcevable.
On n'attaque pas Bétharram parce que c'est une institution dans le département et même la région. C'était inconcevable que ces prêtres et cette institution puissent faire ça. D'autant que le premier plaignant, en 1998, on le retrouve dénudé dans les rues de Bordeaux. Alors, quel crédit accorder à ce +déchet de l'humanité+, ça décrédibilise tout, c'est facile.
Tu rajoutes à ça les convictions religieuses et l'époque, en 1998, quand même le pape Jean Paul II ne voulait pas parler de pédocriminalité dans l'Eglise, et tu as Bétharram.
Une fois que le soufflet et le tapage médiatique vont retomber, on verra ce que ça va donner. Moi je n'attends rien, le mal est fait. Dans ma tête, j'habite encore à Bétharram, avec des cauchemars et des terreurs nocturnes.
Aujourd'hui, dans le collectif, en sachant qu'on est tous victimes, on ne retrouve pas la parole, on peut juste se regarder et pleurer."
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