Avant la Covid, l'épidémie de peste a renforcé le rôle des Etats
Certificats de bonne santé délivrés aux habitants, exemptions de taxes pour stimuler l’activité… Au XIVe siècle, lors de la peste noire, les autorités publiques ont mis en œuvre des dispositifs nouveaux. Avec un effet inattendu de l’épidémie, renforcer l’action publique…
«Le père ne visitait pas le fils, pas plus le fils, le père», relatait Guy de Chauliac, chirurgien français, dans «Grande chirurgie». Son témoignage sur la peste qui sévit au XIVe siècle résonne dans l’actualité, tout comme la quatorzaine, née à cette époque… Le 15 septembre, à Paris, à l’invitation de l’association Midi Histoire de Bercy, Marilyn Nicoud, historienne, tenait une conférence «Faire face à la peste : les réponses des autorités politiques et médicales aux derniers siècles du Moyen-Age». Mais si les analogies entre les époques sont tentantes, attention aux comparaisons abusives, met en garde Marilyn Nicoud. L’ampleur et la létalité des épidémies de peste demeurent sans égal. «La peste noire a occasionné la mort d’environ le tiers ou la moitié de la population dans certaines régions. On estime que 30 à 40 millions de personnes ont disparu», précise l’historienne. Après un épisode qui a touché le monde occidental au Ve siècle, la peste est réapparue au milieu du XIVe siècle, s’installant sous forme d’épisodes localisés, jusqu’en 1720, date de la grande peste de Marseille.
De nombreux facteurs expliquent la virulence de l’épidémie, dont les conditions sanitaires dans les villes. Ainsi, «dans les quartiers où travaillent les artisans, la promiscuité est de mise, et il y a une présence forte d’animaux, et donc de puces», lesquelles transmettent l’épidémie, relate Marilyn Nicoud. Par exemple, à Milan, le nombre de décès liés à la peste de 1468 est beaucoup plus élevé dans les quartiers périphériques où l’on travaille la laine, que dans le centre… Face à la maladie, la peur est grande. La population cherche son salut dans diverses directions, dont la religion. Prières et processions, -pourtant interdites pour éviter la contagion -se multiplient. On désigne des bouc-émissaires ; des juifs sont massacrés en Allemagne, Provence, Catalogne. Mais la société se tourne aussi vers la médecine. «En France, Philippe VI s’adresse à la faculté de médecine de Paris, afin qu’elle trouve les causes de l’épidémie», illustre l’historienne. C’est «l’air putréfié» qui permet d’expliquer le phénomène de la contagion, répondent les médecins de l’époque. «On attend d’eux qu’ils répondent à ce fléau, en l’expliquant et en trouvant rapidement des remèdes, mais le temps de la santé n’est pas celui de la science», poursuit Marilyn Nicoud.
L’invention de la quarantaine
Face à l’épidémie, les pouvoirs publics prennent des mesures sanitaires. «Difficile de dresser un tableau général», prévient-elle. Les cas sont disparates et «la peste revenant de manière régulière, on apprend de l’expérience et on s’adapte». Diverses mesures sont prises pour empêcher la maladie d’arriver sur un territoire : la stratégie de l’isolement s’impose. «Ce modèle va se diffuser comme l’un des outils majeur pour éviter que les villes ne soient atteintes, comme à Milan, Venise, Marseille. Elles limitent les échanges commerciaux et cherchent à éviter les contacts entre population saine et contaminée», explique Marilyn Nicoud. En 1721, un mur de la peste est érigé sur 27 kilomètres, dans les monts du Vaucluse, pour protéger le Comtat Venaissin de l’épidémie marseillaise. De l’autre coté des Alpes, c’est dès le XIVème siècle que les villes mettent en place des contrôles de mobilité et délivrent des attestations de bonne santé aux citoyens. La quarantaine naît, basée sur la durée supposée de ce type de maladie. Progressivement, la démarche devient de plus en plus sophistiquée, avec des lieux dédiés qui se pérennisent. Au XVème siècle, par exemple, Venise affecte l’île de Santa Maria di Nazareth à l’accueil des malades. Des fouilles y ont récemment mis au jour des sépultures contenant plus de 1 500 squelettes de personnes infectées par la peste.
Au niveau institutionnel, au XIVe siècle, «des administrations temporaires de santé dédiées à la peste apparaissent (…), comme à Florence et Venise. Au milieu du XVème siècle, certaines d’entre elles, à Florence ou Milan, deviennent permanentes», poursuit Marilyn Nicoud. Sous-jacent à cette démarche, une dynamique sociétale importante : «Il existe une demande de soins qui émane des citadins. La santé est devenu un enjeu de bon gouvernement de la ville», analyse l’historienne. La santé constitue même facteur d’attractivité : les villes italiennes, en concurrence entre elles, embauchent des médecins pour offrir gratuitement des soins aux citoyens.
Promotion sociale rapide et structuration de l’action publique
Mais la peste suscite aussi d’importants changements économiques, à la ville comme à la campagne. Dans le monde rural, «les nouveaux terroirs qui avaient été défrichés, les zones parfois plus difficile d’accès, sont abandonnés. Il arrive que l’on passe d’une économie de production agricole à pastorale, par manque d’hommes», relate Marilyn Nicoud. Certains fuient vers la ville. «Quand la mortalité retombe, la ville redevient attractive car le marché du travail s’est tari. Le manque de main d’œuvre suscite de forts mouvements migratoires volontaires, voire, incités par les villes. Les nouveaux venus connaissent parfois des formes de promotion sociale rapide, car il faut répondre à des besoins non satisfaits», poursuit l’historienne.
Plus globalement, ces épisodes sont marqués par une augmentation des prix, des salaires, et une baisse des revenus liés à la rente. Le fait est contre-intuitif mais «la crise a généré une meilleure répartition des richesses», analyse Marilyn Nicoud, Autre fait notable, «les conséquences économiques de la peste ont généré des formes d’intervention publique», poursuit l’historienne. Par exemple, les cités, soucieuses d’attirer de la main d’œuvre, facilitent l’obtention de la citoyenneté, normalement attribuée au compte-goutte. Ou alors elles procèdent à des exemptions de taxes sur les activités qu’elles souhaitent favoriser. En France, et dans le Royaume de Castille, on légifère pour tenter de limiter l’inflation. Les autorités publiques mettent aussi en place des politiques d’assistance aux plus défavorisés, «disparates» et «contradictoires», entre chasse aux pauvres et assistance…
Au final, si la peste a constitué un choc démographique majeur, «elle n’a pas suscité l’écroulement d’un monde», constate Marilyn Nicoud. En revanche, elle a constitué un «facteur d’accélération» de la consolidation de l’intervention des autorités publiques dans le champs de la santé et dans le monde du travail et économique.
Anne DAUBREE