Apport-cession : comment limiter le risque d’abus de droit ?

L’opération d’apport-cession est l’opération par laquelle une personne, M. X, détient des titres d’une société A puis apporte ces titres à une société B qu’il crée à cet effet et contrôle. Explications.

Apport-cession : comment limiter le risque d’abus de droit ?

La société B holding est soumise à l’impôt sur les sociétés. En contrepartie de son apport M. X reçoit des titres de la société B. Dans un délai plus ou moins long, la société B cède les titres de la société A pour leur valeur d’apport.

Sur le plan fiscal, l’apport à la société B bénéficie du régime de sursis d’imposition de la plus-value, régime défini aux articles 150-O-B bis du Code Général des Impôts (CGI).
Notons que depuis le 1er janvier 2000, date d’entrée en vigueur de la réforme des plus-values de cession de droits sociaux, le régime de sursis d’imposition automatique remplace celui de report optionnel d’imposition prévu aux articles 160, I ter, 4 et 92 B II DU CGI.
Outre le caractère optionnel de l’un et automatique de l’autre ainsi qu’un allégement des obligations déclaratives, les régimes se distinguent essentiellement sur le plan des modalités de calcul de la plus-value.

Valeur des parts au jour de l’apport. En matière de report d’imposition, la plus-value était déterminée en fonction de la valeur des parts au jour de l’apport, de sorte que cela pouvait conduire à imposer un gain net non effectivement réalisé. Cela pouvait être notamment le cas lorsque la valeur des parts de la société B holding était devenue inférieure à celle des titres initialement apportés. A l’inverse, en matière de sursis d’imposition, l’apport revêt un caractère intercalaire de sorte que seule sera imposée la différence entre le prix de cession des titres A par la société B et leur valeur d’apport à cette dernière (P. Fernoux, Abus de Droit : revisitons le passé à l’aune de la nouvelle définition : JCP N 2010, n°50, 1380).
Quel que soit le régime fiscal applicable, toujours est-il que cette plus-value ne sera imposée entre les mains de M. X qu’à l’occasion de la future et éventuelle cession des parts de la holding, société B. Autrement dit, qu’elle soit en report ou sursis d’imposition, la plus-value ne sera vraisemblablement jamais soumise à l’impôt.

Il convient toutefois d’être particulièrement prudent avec la mise en oeuvre de ce montage qui fait l’objet d’une surveillance particulière de l’administration f iscale au motif qu’il peut constituer un abus de droit, et ce d’autant que la procédure d’abus de droit a été élargie par la loi de finances rectificative de 2008 (L. n°2008-1443, 30 décembre 2008, art. 35 : Dr. fisc. 2009, n°5, comm. 139).
En effet, les opérations d’apport- cession ont fait l’objet de nombreuses décisions de jurisprudence rendues sous l’empire du régime de report d’imposition. Ces solutions peuvent être transposées au régime de sursis d’imposition (RFN 2010, comm. 100, note J.J. Lubin). D’ailleurs, lors de sa séance du 2 février 2012, le Comité de l’abus de droit fiscal a rendu deux avis portant sur ce montage. Dans l’une de ces affaires, le Comité a estimé que l’administration était fondée à mettre en oeuvre la procédure d’abus de droit en présence d’un apport-cession réalisé en sursis d’imposition (Instr. DGFiP n°13 L-1-12, 24 avr. 2012 : BOI n°51, 7 mai 2012). La sanction de l’abus de droit consiste en une imposition de la plus-value assortie d’une majoration de 80 % prévue par l’article 1729 du CGI.
Aux termes de trois arrêts rendus le 8 octobre 2010, l’abus de droit est caractérisé “s’il s’agit d’un montage ayant pour seule finalité de permettre au contribuable, en interposant une société, de disposer effectivement des liquidités obtenues” lors de la cession de ces actifs “tout en restant détenteur des titres de la société reçus en échange lors de l’apport” et en franchise d’impôt. (CE, 8e et 3e ss-sect., 8 octobre 2010, n°321361, min c/ Cts Four : JurisData n°2010-018692 ; Dr. fisc. 2010 2010, n° 45, comm. 553, concl L. Olléon, note R. Poirier ; JCP N 2011, n°20, 1172, obs. J.-P. Garçon).

Comme l’indiquait justement le rapporteur public, Laurent Olleon, dans les arrêts d’octobre 2008, le report d’imposition “découle de la volonté même du législateur de ne pas taxer le bénéficiaire de la plus-value tant qu’il ne dispose pas des liquidités permettant d’acquitter l’impôt. Or, un apporteur reçoit des titres en échange de son apport : tant qu’il ne les cède pas, il ne dispose pas de liquidités”.

Franchissement de la ligne rouge. C’est à l’aune du sort du prix de cession des titres apportés que s’apprécie le franchissement de la ligne rouge ou la validité du montage. La réappropriation directe, ou indirecte, du prix de cession par l’apporteur sera inévitablement sanctionnée sur le terrain de l’abus de droit. Ainsi, une cession des titres suivie d’une réduction du capital de la holding reviendra à une appréhension déguisée du prix par l’apporteur et sera sanctionnée (CE, 8e et 3e ss-sect., 8 octobre 2010, n°321361, min c/ Cts Four, op. cit).

Seul le réinvestissement du prix de cession par la société holding permettra de placer le montage à l’abri de toute sanction. Ce réinvestissement du prix par la société holding doit, d’une part, porter sur une part significative (1) du prix de cession et, d’autre part, porter sur une activité économique (2). Ce réinvestissement doit également intervenir dans un délai raisonnable (3).

1. Le réinvestissement d’une part significative du prix de cession. L’administration vérifie l’importance du réinvestissement réalisé, le Conseil d’Etat exigeant que les sommes réinvesties doivent représenter une “part significative” du produit de la cession. Notons tout d’abord que la jurisprudence n’exige pas un réinvestissement de la totalité du prix. Le Conseil d’Etat n’a pas davantage suivi l’avis du Comité de l’abus de droit fiscal qui, dans son rapport pour l’année 2005, avait suggéré le réinvestissement d’une part prépondérante du prix impliquant ainsi l’emploi d’au moins 50 % du prix.

Faute de déf inition de la notion de “part significative”, il convient de se référer aux décisions rendues en la matière. Il ressort des trois arrêts d’octobre 2010 et de l’arrêt Ciavatta du 24 août 2011 (CE, 24 août 2011, n°316928) qu’en deçà d’un réinvestissement de 40% du prix, le risque de redressement se précise. L’emploi de 15% du prix a été jugé insuffisant dans l’arrêt Ciavatta. Le Comité de l’abus de droit fiscal vise également ce seuil de 40 % dans ces avis rendus au cours de sa première séance de 2012 (BOI n°51, 7 mai 2012, op. cit).
Le seul réinvestissement d’une part significative du produit de cession n’est pas suffisant à écarter l’abus de droit. Cet investissement ne doit pas avoir un caractère patrimonial par opposition à une activité économique.

2. Un réinvestissement dans une activité économique.
La jurisprudence du Conseil d’Etat peut perturber les praticiens. En effet, il n’existe aucune définition légale de la notion d’activité économique ni de celle d’activité patrimoniale. Notons néanmoins que la notion d’activité économique a été préférée à celle d’“activité professionnelle” à laquelle se référait le Comité de l’abus de droit fiscal, et qui impliquait une participation active à la direction de l’entreprise (Chronique Vincent Daumas, Revue de Jurisprudence Fiscale, janvier 2011 p.5, Abus de droit : derniers développements jurisprudentiels).

Dans un arrêt Moreau Girault du 24 août 2011, le Conseil d’Etat tente néanmoins de préciser la notion d’activité économique et relève “qu’eu égard au caractère conjoint de l’apport, de la cession, du réemploi et de la gestion du produit de cette cession, ce produit pouvait être appréhendé par les contribuables ; qu’enfin, il n’a jamais été soutenu que ces investissements immobiliers réalisés par une SCI à caractère patrimonial s’inscrivaient dans le cadre d’une activité économique poursuivie par les porteurs de parts de la SCI ; qu’en déduisant de ces circonstances que M. et Mme B n’apportaient pas la preuve de ce que cette opération avait un autre motif que celui d’atténuer ou d’éluder le paiement de la plus-value qu’ils auraient normalement supportée s’ils n’avaient pas réalisé l’apport, la cour a exactement qualifié les faits de l’espèce” (CE, 10e et 9e ss-sect., 24 août 2011, n° 314579, M. Moreau, Mme Girault). Outre les investissements immobiliers, l’acquisition de valeurs mobilières est également constitutive d’un placement à caractère patrimonial. De même, le versement du produit de cession en compte courant d’associé n’est pas en soit rédhibitoire à la condition que les sommes servent à l’acquisition d’éléments d’actifs ou aux financements de travaux (CE, 24 août 2011, n°316928, op. cit).

Le changement de secteur d’activité professionnelle n’est pas un obstacle. A l’inverse, la Haute juridiction y voit un indice selon lequel l’apporteur a été inspiré par un motif autre que celui d’échapper à l’impôt (CE, 8e et 3e ss-sect., 8 octobre 2010, n°313139, min c/ Bauchart).

3. Un réinvestissement intervenant dans un délai raisonnable. L’administration veille à ce que le réinvestissement intervienne dans un “délai raisonnable”. La Haute juridiction tient compte de la réalité économique et des circonstances. Il ressort des arrêts d’octobre 2010 qu’un délai de 36 mois a été considéré comme raisonnable. Plus que le délai lui-même, il devra être justifié de démarches particulières tendant à la recherche de l’investissement. Un délai qui pourrait être considéré comme long pourra se justifier au regard de tentatives infructueuses.