Affaire abbé Pierre: un secret pesant autour d'une icône

Un mois après les accusations d'agressions sexuelles visant l'abbé Pierre, plusieurs questions reviennent en boucle: certains savaient-ils? Pourquoi ce secret? Et y avait-il, de longue date, des indices...

L'abbé Pierre photographié le 13 décembre 1988 à Paris © Gilles LEIMDORFER
L'abbé Pierre photographié le 13 décembre 1988 à Paris © Gilles LEIMDORFER

Un mois après les accusations d'agressions sexuelles visant l'abbé Pierre, plusieurs questions reviennent en boucle: certains savaient-ils? Pourquoi ce secret? Et y avait-il, de longue date, des indices sur ce tabou entourant une icône?

Le scandale a éclaté avec la publication le 17 juillet d'un rapport indépendant commandé par Emmaüs et la Fondation Abbé Pierre. Témoignages à l'appui, plusieurs femmes accusent le prêtre d'agressions sexuelles commises entre la fin des années 1970 et 2005, deux ans avant sa mort.

L'affaire a eu l'effet d'un coup de tonnerre tant l'abbé Pierre, longtemps personnalité préférée des Français, défenseur inlassable des sans-abri et des mal-logés, faisait figure d'icône.

Pourtant l'abbé avait lui-même évoqué en 2005 des expériences sexuelles dans son livre "Mon Dieu... pourquoi?". "Consacrer sa vie à Dieu n'enlève rien à la force du désir, et il m'est arrivé d'y céder de manière passagère", y confessait-il. 

L'historienne au CNRS Axelle Brodiez-Dolino, autrice d'un essai "Emmaüs et l'abbé Pierre", a expliqué dans Le Monde: "L’abbé Pierre a toujours clamé qu'il n’était pas un saint. Il s’est livré à des actes consentis mais aussi non consentis". 

"Son entourage à Emmaüs savait. L’Eglise a, quant à elle, tenté d’étouffer d’abord ses actes, puis ses paroles", ajoute-t-elle dans une tribune du 1er août. "Ceux qui savaient n’ont jamais voulu détailler" car "l’icône rendait davantage service sur son piédestal". 

L'historienne explique qu'en 1957, l'Eglise a opté avec le concours de la direction d’Emmaüs pour une "exfiltration" de l’abbé en Suisse, dans une clinique psychiatrique, qui durera six mois.

Avec son ouvrage publié en 2009, l'historienne n'a pas été la première à évoquer ses faits. En 1992 déjà, rappelle-t-elle, l'historien Pierre Lunel publie un essai intitulé "L'abbé Pierre, quarante ans d'amour", où il parle d'"inconduites" et estime qu'"Emmaüs est à la merci de la moindre révélation".

Les accusations lancées en juillet remontent aux années 1970 mais selon Libération, l'affaire démarre en fait dès le milieu des années 50, notamment lors d'un voyage en 1956 à New York où deux femmes se plaignent de son comportement. 

"D'importantes personnalités de l’Eglise catholique" sont alors informées de son inconduite, assure le quotidien, qui évoque aussi une "exfiltration" du Québec en 1963 "à cause de sa conduite avec les femmes".

Indubitable

Quatre anciens chercheurs de la Ciase (la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise) assurent de leur côté que, lors de leurs enquêtes en 2019-2021 sur les violences sexuelles, ils ont reçu trois témoignages mettant en cause l'abbé Pierre.

"La compulsion sexuelle de l’abbé Pierre qui débouche dans l’agression récidivante paraît indubitable", ont affirmé ces chercheurs dans Le Monde du 20 juillet, en assurant qu'il existe des documents sur le sujet dans les archives de l’Eglise de France.

Dans l'une de ces lettres citée mercredi par Libération, qui en a eu connaissance, l'une des femmes, "entièrement dépendante de lui financièrement et en très grande détresse", accuse l'abbé Pierre d'être en 1989-1990 "passé rapidement de l’aide charitable à des faits d’abus sexuels" et de l'avoir emmenée "dans un appartement parisien dont il avait la clé pour passer des nuits avec lui". 

La Conférence des évêques de France (CEF) s'est défendue "d'avoir voulu étouffer" les accusations.

"Un ou des évêques ont peut-être su des choses et les ont peut-être insuffisamment traitées en leur temps. Mais tous les évêques, à travers le temps, n'ont pas tout su de l'abbé Pierre, loin de là", assurait dans Le Figaro du 26 juillet le président de la CEF Eric de Moulins-Beaufort.

Les plus âgés des évêques actuels avaient "au plus, dix ans" au moment des faits. Quant aux déclarations de l'abbé Pierre lui-même, "personne, alors, n'a imaginé qu'il ait pu s'agir d'agressions sexuelles", a-t-il affirmé.

Du côté d'Emmaüs International, le délégué général Adrien Chaboche souligne dans un entretien à La Vie: "Le rapport indique que des personnes ont pu être informées à titre individuel mais pas en tant que mouvement", et il appelle toutes les victimes "à se faire connaître".

Pour bien comprendre, Axelle Brodiez-Dolino appelle à "remettre chaque acte dans son contexte" car en matière de sensibilisation aux violences sexuelles et au consentement "les temps ont radicalement changé" en 70 ans.

"Hormis le retentissement médiatique, le cas de l’abbé Pierre est assez banal d’un point de vue historique" estiment de leur côté les chercheurs de la Ciase qui voient là une synthèse de "nombre des caractéristiques de l’agression sexuelle par les clercs catholiques depuis les années 1950".

  

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