A Rouen, le commerce reprend espoir
Samedi 28 novembre, jour du déconfinement partiel, comme dans d’autres villes, le centre-ville de la capitale normande faisait le plein. Les consommateurs montraient ainsi leur attachement aux plaisirs de la vie citadine, même si la concurrence de la grande distribution et du commerce en ligne est impitoyable.
« Je n’étais plus habituée à ce bruit, les conversations, les pas sur le sol, les roulettes des caddies et des poussettes. Quel contraste avec les semaines précédentes ! » Dans sa boutique, Stéphanie Cubaud, commerçante dans le centre de Rouen, constate, à l’oreille, que la vie a repris ses droits. Dès l’aube de ce samedi 28 novembre, au marché Saint-Marc, rendez-vous incontournable des hédonistes rouennais, les marchands de livres, d’antiquités et de vêtements ont retrouvé leur place après un mois d’interruption. En fin de matinée, dans la rue du gros Horloge, première voie piétonnisée en France (en 1971), la foule se presse, jusqu’à se toucher. Dès midi, une file d’attente se forme devant certaines marques de chaussures ou de vêtements. L’après-midi, c’est devant la grande librairie l’Armitière que la foule patiente, contrainte par la nouvelle norme de 8m² par client.
Dans le grand centre-ville, et jusque sur les berges de la Seine, les citadins ont pris possession de l’espace, d’autant que, grâce au soleil d’automne, la température a gagné quelques degrés depuis les frimas de l’aube. Saisissant l’aubaine, plusieurs restaurants, du fast-food au gastronomique, tentent la vente à emporter, sur le pas de la porte.
Le déconfinement partiel soulage les commerces. La veille, le cœur médiéval de la capitale normande semblait encore atteint de léthargie, un peu comme un dimanche matin de plein été. « Les semaines de novembre 2020, en matière de chiffre d’affaires, ressemblaient à celles du mois d’août, soit 30 à 40% de moins que la moyenne », confirme Stéphanie Cubaud qui, avec sa sœur jumelle Christelle, tient la boutique de la marque Betjeman & Barton, spécialisée dans le thé et les produits dérivés. Le confinement d’automne a toutefois été moins douloureux que celui du printemps. « La baisse avait alors atteint 85%, mais nous ne tenions la boutique que deux jours par semaine, alors que cette fois-ci, nous avons ouvert tous les jours », expliquent Christelle et Stéphanie Cubaud, l’une terminant souvent la phrase que l’autre a commencée.
Après l’annonce du confinement, le 28 octobre, les commerçantes ont attendu la fin du week-end de la Toussaint avant de décider d’ouvrir. En tant que négoce alimentaire, leur boutique bénéficiait du label « essentiel » décerné par le plus haut niveau de l’Etat. « Plusieurs clients inquiets appelaient pour nous dire ‘La dernière fois, j’ai bu de la cochonnerie pendant deux mois’ », racontent les deux sœurs en riant. La stratégie s’est révélée gagnante. Rouen, comme les autres villes, s’animait chaque jour en fin d’après-midi, à la sortie des écoles et collèges, puis des bureaux. Contrairement à l’habitude, « les plus grosses journées n’étaient pas le samedi, mais le mardi et le jeudi », indiquent les deux femmes. Alors qu’en mars-avril, le centre de Rouen n’a vécu que grâce à la clientèle de quartier, les commerçants ont cette fois pu compter sur un périmètre plus large. Des personnes profitaient d’un rendez-vous médical ou professionnel pour faire quelques achats.
En outre, les citadins ont enfin compris les subtilités de l’attestation dérogatoire. Si la promenade se trouvait limitée à un rayon d’un kilomètre et une heure de temps (élargis à 20 km et trois heures, le 28 novembre), les achats « de première nécessité » n’étaient soumis, en théorie, à aucune restriction géographique. Des habitants de l’agglomération rouennaise, et même du département voisin de l’Eure, ont profité de cette opportunité pour justifier l’achat de tel thé épicé aux agrumes impossible à trouver dans un supermarché proche de chez eux…
Mobilisation anti-Amazon
Pour fidéliser leur clientèle, les deux commerçantes se sont également inscrites sur un site de vente à distance, fairemescourses.fr, créé par deux Rouennais. « Nous avons enregistré une dizaine de ventes, en nous chargeant nous-mêmes des livraisons », indiquent-elles. Toutefois, « dans le meilleur des cas, la vente par correspondance, tous secteurs confondus, ne dépasse pas 15% du chiffre d’affaires. Les clients aiment poser des questions, sentir les parfums ». Le « clique et collecte » concentre en outre les demandes sur les produits les plus courus. Un libraire confirme : « dans la première quinzaine de novembre, plus de la moitié des commandes par Internet concernaient moins de 100 titres, alors que nous proposons 12 000 références et 18 000 volumes ».
Cet épisode inédit conforte les commerçants de centre-ville dans leur conviction que rien ne vaut la vente en direct. Dans la boutique Betjeman & Barton, « lorsque les gens passent, ils peuvent se décider pour des tasses, des théières, des confitures », racontent Christelle et Stéphanie Cubaud, qui apprécient également la bienveillance des clients, jamais avares, en ces temps difficiles, de mots gentils : « on vous soutient », « on est content que vous soyez ouverts », « marre d’Amazon et des centres commerciaux ». Comme en écho, un collectif rouennais a posé, sur des vitrines abandonnées du centre-ville, des affiches au graphisme réaliste représentant Emmanuel Macron livrant les clefs de la France à Jeff Bezos, le patron d’Amazon.
Une zone logistique pourrait être créée prochainement à Petit-Couronne, à quelques kilomètres de Rouen, sur la rive gauche de la Seine. Officiellement, rien ne confirme qu’il s’agit d’un projet du géant de la vente à distance, mais « c’est un secret de Polichinelle », a déclaré Nicolas Mayer-Rossignol, maire (PS) et président de la métropole de Rouen.
De leur boutique, les sœurs Cubaud ne s’inquiètent pas directement de la concurrence d’Amazon. Elles redoutent en revanche l’impact des mastodontes du commerce, qu’il s’agisse des zones commerciales ou des sociétés de livraison, sur leur ville et la vie urbaine.
« La période a mis en lumière le rôle social du magasin. Quand on commence à discuter avec les gens, ils restent parfois une demi-heure », témoigne Christelle Cubaud. A condition que d’autres clients ne fassent pas la queue dehors, ce qui, de nos jours, demeure un moindre mal.
Olivier RAZEMON