Opposabilité des clauses limitatives de responsabilité au tiers
Une clause limitative de responsabilité est opposable au tiers qui se prévaut, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, d’une faute contractuelle lui causant un préjudice.
Revirement majeur sur l’opposabilité des clauses limitatives de responsabilité au tiers qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel.
Par un arrêt important du 3 juillet 2024, publié au Bulletin et dans Lettres de chambre, la chambre commerciale de la Cour de cassation a opéré un revirement à 360 degrés jugeant, pour la première fois, qu’une clause limitative de responsabilité est opposable au tiers qui se prévaut, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, d’une faute contractuelle lui causant un préjudice.
En l’espèce, par contrat conclu en novembre 2014, une société de manutention, la société Clamageran, s’est vue confier le transport et le déchargement de machines d’emballage par la société produisant ces machines, la société Aetna Group France. L’une des machines a été endommagée lors de sa manipulation par un employé de la société Clamageran.
La société de droit italien Aetna Group Spa, affiliée à la société Aetna Group France, a alors obtenu une indemnisation de son assureur qui, subrogé dans les droits de la société Aetna Group Spa, a assigné la société Clamageran en paiement de dommages- intérêts, lui reprochant un manquement contractuel.
Celle-ci a fait valoir devant les juges du fond que la clause limitative de responsabilité insérée dans le contrat de novembre 2014 conclu entre les sociétés Aetna Group France et Clamageran était opposable à l’assureur. La cour d’appel de Paris, par un arrêt du 21 janvier 2021, a rejeté cet argument considérant au contraire qu’une telle clause était inopposable à l’assureur « en sa qualité du subrogé dans les droits de la société Aetna Group SPA, tiers au contrat ».
Cet arrêt est censuré par la Haute Cour aux termes d’un raisonnement qui fera couler beaucoup d’encre : le tiers qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel lui ayant causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants.
La motivation enrichie de l’arrêt ainsi que sa large publication témoignent d’un arrêt de principe et non d’une décision tenant aux circonstances particulières de cette affaire dans laquelle le tiers et le cocontractant victimes de l’inexécution contractuelle appartenaient au même groupe.
Le rappel de la jurisprudence « BootShop » et « Bois Rouge »
La Cour de cassation commence par un rappel de sa jurisprudence, désormais bien établie, selon laquelle d’une part, « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage » (Cass. ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255) et, d’autre part, « le tiers au contrat qui établit un lien de causalité entre un manquement contractuel et le dommage qu’il subit n’est pas tenu de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte de ce manquement » (Cass. ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963).
En somme, en application de cette jurisprudence, le tiers à un contrat peut se prévaloir, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, d’une inexécution contractuelle préjudiciable pour être indemnisé, sans qu’il ait à rapporter de preuve autre que celle du lien de causalité entre l’inexécution contractuelle (constitutive d’une faute) et son préjudice – ce que la doctrine a parfois désigné sous l’expression d’« identité des fautes délictuelles et contractuelles ».
Jusqu’à présent, les juges avaient refusé d’appliquer une clause limitative de responsabilité contenue dans un contrat en cas d’action en responsabilité délictuelle du tiers (Cass. com., 4 mars 2008, n° 07-11.728 ; Cass. com., 16 juin 2009 n° 08-18.997 ; Cass. 1re civ., 5 juill. 2017, n° 16-13.407 ; CA Lyon, 8e ch., 22 sept. 2021, n° 19/02862). Cette solution trouvait ainsi sa justification dans deux principes essentiels : celui de l’effet relatif du contrat (C. civ., art. 1199, ex-art. 1165) (le tiers n’étant pas partie au contrat) et celui de la réparation intégrale du préjudice (C. civ., art. 1240, ex-art. 1382) (le tiers risquant, en cas d’opposabilité d’une clause limitative de responsabilité, de ne pas être intégralement réparé).
Cet ensemble jurisprudentiel a toutefois fait l’objet de nombreuses critiques doctrinales puisqu’il aboutit à placer le tiers dans une situation particulièrement favorable : d’une part, le tiers n’a pas à établir qu’une faute a été commise à son endroit, d’autre part, il bénéficie d’un régime de réparation nettement plus avantageux que celui applicable aux parties, la limitation légale de la réparation du dommage « prévisible » (C. civ., art. 1231-3) ne lui étant pas opposable, pas plus que les clauses limitatives de responsabilité.
Autrement
dit, avant l’arrêt commenté, le tiers-victime pouvait invoquer un
contrat qui ne pouvait pas lui être opposé. Inversement, le
débiteur de l’obligation contractuelle pouvait craindre des
actions en responsabilité d’un tiers de nature à rompre ses
prévisions contractuelles initiales et à rendre inefficaces les
limitations conventionnelles de responsabilité.
Une
solution d’espèce novatrice et pragmatique…
Dans l’arrêt commenté, la Cour de cassation, après ce rappel de sa jurisprudence, juge de manière inédite que :
« Pour ne pas déjouer les prévisions du débiteur, qui s’est engagé en considération de l’économie générale du contrat et ne pas conférer au tiers qui invoque le contrat une position plus avantageuse que celle dont peut se prévaloir le créancier lui-même, le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants. ».
Par conséquent, les clauses limitatives issues du contrat de novembre 2014 conclu entre les sociétés Clamageran et Aetna Group France sont opposables à l’assureur subrogé dans les droits de la société Aetna Group Spa, pourtant tiers à ce contrat.
Cette solution, justifiée par la nécessité de ne pas « déjouer les prévisions du débiteur » et qui tient manifestement compte des critiques doctrinales de ces dernières années, est à mettre en perspective avec le projet de réforme de la responsabilité civile présenté par la Chancellerie le 13 mars 2017 (Projet de loi n° 678, 2019-2020, 29 juill. 2020 – ce projet a fait l’objet d’une proposition de loi intitulée « Projet de réforme de la responsabilité civile »).
Le nouvel article 1234 résultant de ce projet rompt avec la jurisprudence « Bootshop » : « Lorsque l’inexécution du contrat cause un dommage à un tiers, celui-ci ne peut demander réparation de ses conséquences au débiteur que sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle, à charge pour lui de rapporter la preuve de l’un des faits générateurs visés à la section II du chapitre II [lesquels ne comprennent pas l’inexécution contractuelle].
Toutefois, le tiers ayant un intérêt légitime à la bonne exécution d’un contrat peut également invoquer, sur le fondement de la responsabilité contractuelle, un manquement contractuel dès lors que celui-ci lui a causé un dommage. Les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants lui sont opposables. ».
Ainsi, aux termes de ce projet, le tiers pourrait demander réparation :
– soit, et il s’agit du principe, uniquement sur le fondement de la responsabilité délictuelle, en prouvant alors un fait générateur différent et indépendant de la simple inexécution contractuelle ;
– soit, à titre subsidiaire, seulement s’il a « un intérêt légitime à la bonne exécution du contrat », sur le fondement de la responsabilité contractuelle, mais en se soumettant alors, logiquement, à l’ensemble des règles prévues au contrat, en ce compris les clauses limitatives de responsabilité.
Selon cette rédaction, le tiers serait investi de deux actions en responsabilité contre les contractants, chacune étant assujettie aux conditions et aux effets inhérents, selon le cas, à la faute invoquée de nature contractuelle ou délictuelle.
Cette approche, qui aurait le mérite de clarifier les domaines des responsabilités délictuelle et contractuelle, n’est pas exactement celle retenue par la Haute cour dans l’arrêt du 3 juillet 2024 qui s’en tient, en ce qui concerne le tiers, à une action de nature délictuelle, tout en lui appliquant, lorsque seul un manquement contractuel est susceptible de caractériser la faute, les conditions du contrat, dont les clauses limitatives de responsabilité.
… qui devra être confirmée par les autres chambres ou le législateur
C’est donc la fin du « meilleur des deux mondes » pour le tiers au contrat au prix, peut-être, d’un brouillage des frontières entre les responsabilités contractuelle et délictuelle.
En attendant l’éventuel aboutissement de la réforme de la responsabilité civile – éclipsée pour l’instant par celle du droit des contrats spéciaux –, cette solution devrait donc permettre au contractant poursuivi par un tiers d’opposer à ce dernier des limitations de responsabilité tirées de son contrat.
Ce qui, en pratique, pourrait donner lieu à de très nombreuses applications, il en va ainsi :
– du sous-traitant dont la responsabilité délictuelle serait recherchée par un maître de l’ouvrage confronté à un défaut d’exécution du contrat de sous-traitance ;
– du prestataire en charge d’une due diligence ou d’un diagnostic technique dont la responsabilité serait engagée par un acquéreur à la suite d’une cession au titre d’un rapport inexact ;
– du propriétaire bailleur dont la responsabilité délictuelle serait recherchée par un locataire-gérant au titre d’un défaut d’entretien de l’immeuble.
Les exemples sont légion.
Il ne faudrait pas tomber dans l’excès inverse et qu’un plaideur inventif, en défense, stigmatise un manquement contractuel de sa part, là où il y aurait en réalité une faute délictuelle distincte (la démarcation entre ces deux fautes pouvant être poreuse), dans le seul but de se prévaloir de limitations conventionnelles de responsabilité, au demeurant inconnues du tiers.
Si
la solution dégagée par l’arrêt commenté est indéniablement de
nature à sécuriser les cocontractants, il reste à voir l’accueil
qu’elle recevra par la doctrine et les juges du fond, et invite à
une certaine prudence tant que – s’agissant d’une évolution
aussi importante – une décision commune à toutes les chambres de
la Cour de cassation n’a pas été adoptée.
- Cass.
com., 3 juill. 2024, n° 21-14.947, n° 435 B
Raphaël Tandetnik, avocat, BCTG Avocats