"Ne pas devenir un robot": le défi des examinateurs de demandes d'asile

"On sait qu'on peut changer une vie", confie Marine, l'une des centaines d'agents mandatés par l'Etat français pour étudier les demandes d'asile des migrants. Une lourde responsabilité pour ces examinateurs - souvent jeunes - mise en lumière par un...

La siège de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides à Fontenay-sous-Bois à l'Est de Paris. © Miguel MEDINA
La siège de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides à Fontenay-sous-Bois à l'Est de Paris. © Miguel MEDINA

"On sait qu'on peut changer une vie", confie Marine, l'une des centaines d'agents mandatés par l'Etat français pour étudier les demandes d'asile des migrants. Une lourde responsabilité pour ces examinateurs - souvent jeunes - mise en lumière par un récent film au succès inattendu, "L'Histoire de Souleymane".

Livreur à vélo, Souleymane, roule à toute allure dans Paris pour gagner de l'argent avec une obsession en tête: réussir son entretien de demande d'asile et démarrer une vie meilleure loin de la Guinée. 

Comme le héros de ce film primé dans la section Un certain regard au dernier festival de Cannes, ils étaient plus de 145.000 en 2023 à espérer décrocher ce sésame délivré par les quelque 500 agents réunis au sein de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), basé en région parisienne.

Vacataires ou titulaires, pour un salaire de 1.900 euros net en début de carrière environ, ces officiers de protection âgés de 32 ans moyenne écoutent des parcours de vie toujours tumultueux, parfois inventés, souvent traumatiques, voire indicibles. A la suite de ces entretiens qui peuvent durer de 40 minutes à plus de deux heures, souvent en présence de traducteurs, ils rédigeront une décision qui sera validée par leur chef de section.

Une expérience "épuisante humainement" et ancrée dans une réalité souvent crue, racontent à l'AFP sous anonymat ces officiers de protection, soumis au devoir de réserve et qui ont quitté récemment l'administration.

Une femme accompagnée de son enfant, fruit d'un viol commis durant son parcours migratoire, et de son mari "honteux de n'avoir rien pu faire", un père fuyant les persécutions liées à son handicap, un Afghan qui met des mots pour la première fois sur son homosexualité: "On a tous des dossiers fantômes qui nous hantent", relate Marine, dont c'était le premier boulot après des études en sciences politiques.

La "bonne distance

"Il faut être empathique, mais aussi mettre des barrières et avoir du recul. Ne pas se laisser embarquer par sa subjectivité, même si évidemment elle ne disparait pas totalement", poursuit la jeune femme formée en deux mois à l'Ofpra.

Comme pour tous ses collègues, on a vérifié à son embauche qu'elle n'entretenait pas de conflit d'intérêt avec une nationalité. 

Après un premier mois d'observation et de cours théoriques, elle a mené seule ses rendez-vous, munie de la précieuse "doctrine": un document rappelant dans le détail la situation de chaque pays, régulièrement citée par les agents pour rappeler qu'une décision est toujours encadrée.

"La période d'essai dure six mois, le temps de voir si on est capable d'encaisser et de garder la bonne distance", se souvient Sandro, marqué par cette expérience où il a vu défiler les conflits du monde, à travers la quinzaine de nationalités dont il avait la charge.

Tous les récits de souffrance, aussi difficiles soient-ils, ne donneront pas pour autant droit à une mesure de protection, qui représente seulement un tiers des décisions rendues par l'Ofpra. Notamment car ils ne répondent pas aux critères établis par la Convention de Genève qui définit comme réfugié toute personne craignant d'être persécutée dans son pays d'origine "du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques". 

Des tortures, commises durant le parcours, ne sont par exemple pas un motif pour obtenir une protection.

Pas de quota

"La réponse négative fait partie intégrante de notre travail, c'est dur, mais c'est aussi cette rigueur qui permet de faire vivre ce droit pour longtemps je l'espère", souligne Marine.

"Quand quelqu'un obtenait une mesure de protection je me disais que c'était grâce à moi et quand il y avait un refus, pour me protéger je me disais que ce n'était pas moi qui fixais les règles", abonde Sandro.

L'Ofpra n'a pas de quota, même si les ressortissants de certains pays dits sûrs ont beaucoup moins de chance d'être protégés, selon ces agents.

"C'est dans ces cas là qu'il ne faut pas tomber dans la routine et ne pas devenir un robot", souligne Sonia, qui "a adoré son métier, mais n'aurait pas pu faire ça très longtemps".

Il est aussi fréquent d'entendre des récits inventés, tous identiques, payés à des passeurs pour correspondre aux critères, comme le héros du film aux plus de 470.000 entrées en France, et qui ont le don d'agacer les agents. Une supercherie facilement décelable, s'accordent à dire les examinateurs, utilisée parfois car les migrants n'ont pas d'autres moyens d'être régularisés, pointent-ils.

Tous racontent néanmoins cette peur d'avoir pris la mauvaise décision dans des cas complexes, d'être passé à côté d'une mesure de protection n'ayant pas su saisir les détails distillés par des demandeurs souvent pudiques et qui auraient mérité d'être creusés.

"Quand on n'a plus conscience de l'importance de chaque décision rendue, alors il faut s'arrêter", insiste Marine. En moyenne un officier de protection reste 4 ans à l'Ofpra.

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