Les transports gratuits, un débat abrasif
À Dunkerque, où les transports sont gratuits depuis septembre 2018, on ne parle que de ça. Et la fréquentation des bus a explosé. Est-ce pour autant une bonne idée pour les réseaux urbains ? Les arguments s’affrontent.
«Laissez-moi vous expliquer le miracle dunkerquois.» Patrice Vergriete, maire de Dunkerque, n’est jamais aussi enthousiaste que lorsqu’il raconte la manière dont la gratuité des transports publics a, selon lui, transformé la ville. Depuis septembre 2018, conformément à un engagement électoral pris en 2014, le réseau de la Communauté urbaine, qui compte 17 lignes de bus et 350 stations desservant 17 communes, est accessible gratuitement. Dans les bus, les éléments de billetterie ont été supprimés. Seul un compteur placé aux portes du véhicule dénombre les personnes qui y montent et en descendent. Dunkerque est la première agglomération de plus de 200 000 habitants à sauter ce pas. En France, 24 réseaux urbains, sur 137 proposent la gratuité pour l’usager. En Europe, c’est aussi le cas de Tallinn, capitale de l’Estonie, et bientôt du réseau de trains, tramways et bus du grand-duché de Luxembourg.
À Dunkerque, depuis neuf mois, «la fréquentation des bus a progressé de 80%, et même 140% le samedi et 200% le dimanche», affirme Patrice Vergriete. Une étude réalisée auprès de 2 000 personnes confirme cet engouement. Ainsi, 48% des nouveaux usagers du bus se déplacent moins en voiture, et «10% ont même revendu leur véhicule», affirme le maire. «Le bus gratuit séduit les automobilistes», titre même Urbis, le magazine de l’agence d’urbanisme dunkerquoise. Présentés devant un parterre d’une centaine d’élus, de consultants et de fonctionnaires territoriaux, réunis à Nice pour l’assemblée générale du Groupement des autorités responsables des transports (Gart) le 14 juin, ces chiffres ont produit leur petit effet. «Au moment où on se demande comment réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre, on ne peut pas balayer d’un revers de main ces résultats», estime Yann Mongaburu, élu écologiste et président du réseau grenoblois.
«À Dunkerque, la fréquentation des bus a progressé de 80%»
Une
facture salée
Le «miracle dunkerquois» fait des émules. Quelques kilomètres plus à l’ouest, Calais passera à la gratuité l’année prochaine. Le maire et présidente de la Métropole de Nantes, Johanna Rolland, a annoncé à la mi-juin que le réseau serait gratuit le week-end si elle était réélue en mars 2020. Et pourtant, pour les élus qui administrent les transports publics, la gratuité pour l’usager est depuis toujours considérée comme un poison. «Il faut bien que quelqu’un paie. Si ce n’est pas l’usager, ce sera le contribuable», répètent en chœur Roland Ries, maire de Strasbourg, et Louis Nègre, maire de Cagnes-sur-Mer (Alpes-Maritimes), qui se sont succédé à la présidence du Gart. L’association d’élus, qui pèse dans le débat public, a tranché la question à plusieurs reprises, en 2012, puis en 2017, par cette phrase sans appel : «On n’encourage pas cette pratique.» Toutes les agglomérations ont effectué leurs calculs. À Strasbourg, par exemple, il faudrait trouver 75 millions d’euros pour compenser les recettes des voyageurs. Mais ce n’est pas le seul argument habituellement dégainé contre la gratuité. Celle-ci se traduirait, en l’absence de contrôleurs, par une déresponsabilisation des utilisateurs et une augmentation des incivilités. Le succès de la mesure obligerait le réseau à investir davantage, sans disposer de recettes nouvelles. À ce front anti-gratuité s’ajoutent les salves de la Fédération nationale des usagers des transports, qui préfère des réseaux efficaces, et du Medef, dont une partie des membres ne cache pas son hostilité au «versement transports», cet impôt assis sur les salaires qui finance la moitié des dépenses des collectivités. Enfin, le terme «gratuité» est impropre. Se déplacer en bus, en tramway ou en métro n’est pas une activité «gratuite», mais implique une dépense d’énergie, la mobilisation du personnel, l’usure du matériel. Tout ceci, Patrice Vergriete, ainsi que les maires de Châteauroux ou de Niort, le récusent. «Nous allons continuer à investir dans les années qui viennent en faisant des choix budgétaires», affirme le maire de Dunkerque, sûr que l’exemple donné par sa ville «balaie tous les vieux dogmes». L’élu se défend pourtant de tout prosélytisme : «À Dunkerque, les recettes des voyageurs équivalaient à 10% du budget. Dans les grands réseaux, la donne peut être différente.»
«Il faut bien que quelqu’un paie. Si ce n’est pas l’usager, ce sera le contribuable»
L’année
des promesses électorales
Pour y voir plus clair, le Gart a mandaté une nouvelle étude, confiée au cabinet de conseil Iter. Après une analyse des réseaux français et européens ayant franchi le pas, deux arguments, agités de part et d’autre, tombent. Non, un réseau gratuit ne subit pas davantage d’incivilités que les autres. Non, les coûts de la billetterie et du contrôle ne suffisent pas, à eux seuls, à remplacer la contribution des usagers. En outre, comme à Dunkerque, dans les années qui suivent le passage à la gratuité, les collectivités continuent à investir. Mais l’augmentation de la fréquentation, constatée partout les premiers temps, finit par se tasser. Ainsi, la suppression des tickets agit comme «un fusil à un coup», résume Iter. C’est une mesure qui permet d’augmenter la fréquentation, mais qui risque de rester sans lendemain si la collectivité ne continue pas à communiquer et à améliorer la qualité. Patrice Vergriete le reconnaît à sa manière : «Je n’avais pas les moyens de faire un tramway. Mais je pouvais faire la gratuité, qui aboutit au même résultat.» Elu d’Orléans, Charles-Éric Lemaignen ne dit finalement pas autre chose : «Avec la deuxième ligne de tramway, qui longe la Loire, nous avons obtenu une plus forte augmentation de fréquentation, toutes proportions gardées, que Châteauroux qui passait à la gratuité.» Les partisans d’un réseau payant s’attendent toutefois à être bousculés dans les mois à venir. La campagne électorale est toujours propice à de belles promesses. «Nous tendons vers la gratuité», avertit l’économiste Yves Crozet. Pour lui, les titres de transport ont si peu augmenté par rapport au coût de la vie ces dernières années que la part des recettes des voyageurs dans le budget ne cesse de baisser. Il devient dès lors plus facile de sauter la dernière marche.