Mobilité
Les mobilités décryptées par des cartes inédites
Dans leur «Atlas des mobilités et des transports», paru en mai dernier, très fouillé, l’auteur Xavier Bernier et le cartographe Paul Gallet observent les déplacements sous tous les angles, économique, environnemental, technologique, industriel, ou même psychologique.
De l’infiniment petit à l’infiniment grand, du plus modeste au plus dispendieux. De la mobilité confinée, bureau-salle de bains-fenêtre, au tour du monde du luxe, effectué en avion privé ou en bateau de croisière… Cet «Atlas des mobilités et des transports»(*) cherche à englober tout l’univers des déplacements, contraints ou choisis, polluants ou vertueux, onéreux ou gratuits, d’hier et d’aujourd’hui. À raison de trois ou quatre cartes ou graphiques par double page, chacune dévolue à un thème, le lecteur picore, compare, compatit ou s’indigne, et s’instruit par la lecture des textes percutants. «Au lendemain de la pandémie, les mobilités se réorganisent», écrit l’auteur, Xavier Bernier, professeur de géographie à la Sorbonne. Or, «loin de nous diriger vers un ralentissement des échanges, nous continuons à évoluer dans un environnement toujours mouvant», ajoute-t-il. Certes, les strictes sélections thématiques conduisent parfois à des rapprochements hasardeux. Quel rapport peut-on trouver entre les peuples nomades qui représentent encore une soixantaine de millions de personnes dans le monde et la pratique de l’ultra-trail, défi sportif hors-norme que se fixent des Occidentaux en mal de sensation ? Rien, si ce n’est ce titre : «Les mobilités au défi de la résistance». De même, les encombrements de cyclistes sur quelques boulevards parisiens et le blocage du trafic des containers dans le canal de Suez en avril 2021, n’ont comme point commun qu’une cartographie de l’embouteillage. Les angles surprennent parfois, préférant l’accessoire à l’essentiel. Une belle planche raconte la photographie, prise le 8 août 1969 sur un passage piéton d’Abbey Road, à Londres, où les Beatles marchent en cadence. Juste à côté, le concept de «marchabilité», capacité des habitants à se mouvoir à pied, n’a droit qu’à quelques lignes.
Pas seulement un enjeu écologique
On l’aura compris, même à travers ces quelques remarques : cet Atlas est une mine d’informations, en même temps qu’une leçon de représentation cartographique, grâce au regard original et précis du cartographe Paul Gallet. Les décideurs, élus, consultants, urbanistes, journalistes, et tous les curieux, gagneraient à s’y plonger, pour prendre, par exemple, la mesure de ce que l’auteur appelle «infrastructuration.»
Cette «pensée magique», explique Xavier Bernier, consiste à croire qu’un aménagement coûteux va, par sa seule présence, structurer un territoire. Ainsi, la construction du Transsibérien ou du «plus haut train du monde» à travers le Tibet visent à rattacher géographiquement des provinces lointaines au pouvoir central. A différentes échelles, les «gares des betteraves», où débarquent quelques rares TGV en plein champ, certaines autoroutes voulues par de puissants élus locaux, ou l’unique ligne du tramway d’Aubagne, relèvent de la même logique. Elles ne servent qu’à un nombre réduit d’usagers, pour un coût qui dépasse largement les équipements équivalents. L’auteur a heureusement choisi de ne pas traiter les mobilités sous le seul angle de la «décarbonation»,
comme le font trop souvent les pouvoirs publics. S’il plaide en faveur des alternatives à la voiture individuelle, il essaie de comprendre pourquoi cet objet, l’automobile, dont il existe dans le monde 1,5 milliard d’exemplaires, cannibalise les déplacements. La voiture, de plus en plus volumineuse, qui sert pour tous les trajets à une seule personne qui en est pleinement propriétaire, est associée à l’étalement urbain, et à la consommation de foncier. La réponse des pouvoirs publics, notamment en Europe, consiste à prôner le passage à la voiture électrique, «parée de toute les vertus.» L’auteur semble sceptique, compte tenu de l’empreinte carbone générée par la construction et la fin de vie du véhicule. La construction de «gigafactories», énormes usines spécialisées dans la production de batteries et moteurs, se multiplie paradoxalement dans les pays où la production d’énergie est fortement carbonée. La réponse au tout-automobile est plutôt locale, observe l’auteur : «des dispositifs d’exclusion totale ou partielle», péages urbains ou zones à trafic limité, avec pour objectif de gérer la congestion et de répondre aux attentes environnementales, ou comme argument immobilier ou touristique.
Des faits à l’encontre des idées reçues
L’ouvrage rappelle quelques faits méconnus. Ainsi, quand on quitte son pays sous la contrainte, c’est pour se rendre à proximité, et non à l’autre bout du monde : 72 % des réfugiés étant accueillis dans les pays voisins. Les moyens de transport réservés aux femmes, à l’instar des «taxis roses» de Dubaï, Karachi ou Beyrouth ne sont pas un phénomène nouveau et peuvent être rapprochés des «espaces dames seules» dans les trains de nuit, en France. Du reste, c’est surtout sur la route que les hommes sont plus dangereux que les femmes, avec, pour la France, 84 % des auteurs présumés d’accidents, 93 % des conducteurs alcoolisés impliqués dans un accident mortel ou 87 % des cyclistes tués. Des catastrophes aériennes, ferroviaires et maritimes, ces dernières sont les plus meurtrières : «Si le naufrage du Titanic continue de frapper les esprits, celui du ferry-boat philippin Dona Paz, en 1987, est moins resté dans les mémoires, malgré ses 4 375 morts.» L’Atlas s’intéresse aussi à l’immobilité, comme celle de certains retraités, inactifs ou chômeurs, qui peuvent rester chez eux plusieurs jours d’affilée, ou celle des amateurs de «staycation», les vacances à la maison, «sans les enfants» ou «entre copines.» Un autre exemple de position stationnaire est étudié par les auteurs : les files d’attente, devant les magasins chics de Moscou ou le long de la Tamise pour rendre hommage à Élizabeth II, en septembre 2022. Résolument, cet ouvrage montre que les mobilités font partie de nos vies, et en modèlent les moindres aspects, même lorsque nous n’en avons pas conscience.
(*) Éditions Autrement, mai 2023, 24 euros.
Olivier RAZEMON