Les jeux de société en pleine ébullition... jusqu'à la surchauffe ?
Le jeu de société n'a jamais été aussi populaire que depuis le Covid. Mais dans l'océan de nouveaux jeux qui sortent chaque semaine, boutiques, éditeurs et auteurs peinent à se démarquer, et les joueurs historiques redoutent la transformation...

Le jeu de société n'a jamais été aussi populaire que depuis le Covid. Mais dans l'océan de nouveaux jeux qui sortent chaque semaine, boutiques, éditeurs et auteurs peinent à se démarquer, et les joueurs historiques redoutent la transformation d'une passion de niche en loisir de masse.
Gérant du Passe Temps, une boutique de référence à Toulouse, Simon Murat estime qu'il "ne fait plus le même métier qu'avant".
Lorsqu'il a débuté comme vendeur il y a une vingtaine d'années, il jouait à tous les jeux nouvellement sortis, connaissait leurs règles par cœur, avait un avis éclairé sur chacun: "Devant un client, j'étais infaillible", dit-il à l'AFP.
Une expertise "devenue impossible" aujourd'hui, selon lui.
Car en 20 ans, le nombre de nouveaux jeux chaque année dans le monde a triplé, selon les données du site spécialisé BoardGameGeek. De nouveaux acteurs se sont engouffrés dans ce marché, notamment les grandes surfaces et surtout Amazon. Face à eux, Simon Murat estime perdre de sa "valeur ajoutée".
Autre problème: en raison des sorties multiples, les vendeurs ont un stock de plus en plus important, qui prend "une place colossale dans la comptabilité".
Nouveaux coûts de marketing
Et alors qu'il y a encore 15 ans, presque tous les nouveaux jeux trouvaient preneur, ce n'est plus le cas aujourd'hui.
Conséquence: les éditeurs sont plus prudents. "Avant, on imprimait entre 5.000 et 10.000 exemplaires pour un premier tirage. On ne dépasse plus les 3.000 aujourd'hui", rapporte Guillaume Gigleux, de la maison d'édition polonaise Lucky Duck Games, créatrice du succès "Dune: Imperium".
Ils changent leur plan marketing. "On ne peut plus travailler la communication dans la durée pour créer un effet boule de neige", explique Benjamin Dambrine-Degosse, directeur général du français Gigamic ("Akropolis", "Saboteur", "6 qui prend !").
"Le marketing doit être opérationnel avant même la sortie", indique-t-il, augmentant coûts et risques, surtout pour les éditeurs indépendants qui ne sont pas distributeurs.
Jusqu'au début des années 2000, le jeu de société avait deux types d'adeptes bien distincts. D'un côté le grand public, souvent amateur de classiques inusables, "Monopoly" et "Scrabble" en tête; de l'autre, un cercle beaucoup plus restreint des passionnés, préférant des jeux basés sur la stratégie et la planification comme "Les Colons de Catane" ou "Puerto Rico".
La démocratisation a commencé à l'aube des années 2010, propulsée par les Français et des auteurs comme Bruno Faidutti ("Citadelles") ou Antoine Bauza ("7 Wonders"), et l'éditeur Asmodée, aujourd'hui valorisé à plus de deux milliards d'euros.
Rançon du succès
Mais l'explosion a eu lieu en 2020 avec le Covid. "Ce dont on avait rêvé pendant des années, que tout le monde se mette à jouer, s'est réalisé d'un seul coup", note Simon Murat, également derrière une des plus importantes chaînes YouTube francophones sur le jeu de société.
Certains passionnés le déplorent. "Quelque chose qui se démocratise perd un petit peu de sa dimension humaine", estime Penelope Gaming, critique très suivie sur Twitch et YouTube, et jurée de l'As d'Or, la récompense du festival des jeux de Cannes qui ouvre vendredi, décerné cette année au jeu de cartes Odin.
"Je regrette le temps où c'était une niche, où l'on allait à trois copains dans les bars à jeux, où il faut désormais réserver", dit-elle.
Fait positif, "il n'y a quasiment plus de mauvais jeux", relève Gaëtan Beaujannot, un des premiers agents d'auteurs du milieu. "Beaucoup de nouveaux auteurs sont arrivés avec de nouvelles idées, des règles généralement plus simples". Mais "la concurrence entre auteurs n'a jamais été aussi forte."
Au grand dam de certains. Car "signer un jeu n'est plus une garantie qu'il sorte en magasin, encore moins qu'il fonctionne", résume Bruno Cathala, un des auteurs les plus connus au monde, derrière le mythique "7 Wonders Duel". "C'est frustrant, du fait de cette multiplicité des jeux, de travailler deux ou trois ans sur un projet oublié un mois après."
Pour parvenir à en vivre, un auteur de jeu de société doit réussir à le vendre, en grande quantité, sur plusieurs années et seulement 4 à 5% du prix du jeu lui reviennent. "Cela nous force à être plus exigeant, sans suivre bêtement et souvent en vain le marché", conclut Bruno Cathala.
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