«Les avocats doivent occuper le terrain !»

«Avec la réforme en cours, nous touchons à la justice qui est un pilier de la démocratie et on n’a pas à ouvrir les portes de la concurrence sur un domaine aussi sensible», assure Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des Barreaux. Crédit photo: DR
«Avec la réforme en cours, nous touchons à la justice qui est un pilier de la démocratie et on n’a pas à ouvrir les portes de la concurrence sur un domaine aussi sensible», assure Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des Barreaux. Crédit photo: DR

Christiane Féral-Schuhl,
présidente du Conseil national des Barreaux, milite pour que, dans le cadre de
la réforme à l’œuvre de la justice, les avocats aillent sur de nouveaux
terrains où leur expertise peut faire la différence.

Vous vous déplacez beaucoup en France, depuis votre
élection à la tête du Conseil national des Barreaux, début 2018…

Je
vais à la rencontre de mes confrères, comme le fait l’ensemble des élus du
Conseil national des Barreaux (CNB), dans une démarche de proximité et de
rétablissement d’un lien abîmé entre ce Conseil et les avocats. Nous
décentralisons aussi certaines de nos assemblées générales. Cette année, par
exemple, nous irons à Strasbourg et le bureau va se rendre en outre-mer.

Vous parlez d’un lien abîmé entre le Conseil national
des Barreaux et les avocats. Quelle est l’origine de cette détérioration et
comment travaillez-vous à reconstituer la relation ?

Il
est toujours difficile d’analyser ce genre de situation. En arrivant à la
présidence du Conseil, le 1er janvier 2018, nous avons fait le constat, les
autres élus et moi, de la relative faible mobilisation des avocats pour voter.
Ils ne se sentaient pas représentés par l’institution. Cela s’inscrit aussi
dans une lame de fond beaucoup plus importante, qui touche également les
institutions politiques, mais c’est à nous d’être à l’écoute et de comprendre
ce qu’il en est. Nous avons donc entrepris ce travail pour essayer de
cerner  les attentes. Il y a des liens
avec le CNB dans les Barreaux. L’objectif est de faire en sorte que les avocats
se sentent à nouveau représentés, et que notre parole publique soit bien celle
qu’ils ont envie d’entendre. Nous avons changé notre communication, notamment
en nous inscrivant dans les nouveaux modes qui régissent aujourd’hui celle-ci,
tels que les réseaux sociaux.

Votre profession traverse actuellement une crise.
Plusieurs mouvements de grève ont eu lieu ces dernières semaines. Quelle est la
problématique et comment les choses peuvent-elles s’améliorer ?

Les
avocats ont la chance d’être dans une profession réglementée, ce qui constitue
des garanties données aux citoyens. Nous avons le secret professionnel, l’indépendance,
la déontologie et deux objectifs. Le premier est de remplir totalement le
périmètre du droit. Ce n’est pas le cas aujourd’hui et permet à des acteurs,
comme certaines Legaltech, d’investir ce vide. C’est une chance sur laquelle il
faut qu’on travaille. On doit aider les avocats à mieux se spécialiser, mieux
identifier les zones géographiques où le besoin se fait sentir. Il existe des
spécialités où ils sont insuffisamment présents, par exemple en matière de
fiscalité. On peut aussi citer la cybersécurité où les attentes sont
gigantesques. Par ailleurs, au-delà de ce périmètre, rien n’empêche les avocats
d’occuper le terrain et là, les garanties qu’ils offrent sont un atout de
compétitivité qu’ils n’exploitent pas. Je ne suis pas convaincue qu’il y ait
trop d’avocats, au contraire. Nos concitoyens ont pris la mesure de leurs
droits, pas toujours de leurs obligations, mais il y a un besoin. Les avocats
sont parfaitement conscients que la justice a besoin d’être réformée. Nous
avons aussi dans nos rangs beaucoup de jeunes intégrés dans la société du
numérique, et de plus en plus de clients ont des exigences en la matière. Mais
deux difficultés se sont produites dans cette réforme : le curseur numérique a
été placé beaucoup trop loin. Là où il devrait simplifier les relations d’un
point de vue administratif, le volet humain de la justice a été gommé. On a
perdu l’accès au juge, l’oralité. Le second problème, c’est la
déjudiciarisation : cette notion, pour moi, devait ouvrir en grand les portes
pour les avocats qui sont des acteurs de la démocratie. Cela devait permettre
d’investir la médiation, la procédure participative, toutes ces matières dans
lesquelles leur expertise et leur expérience et leur déontologie pouvaient
apporter des solutions constructives.

Et ce n’est pas ce qui s’est produit ? Non, les initiateurs de la réforme ont choisi des acteurs privés, des associations avec des missions de service public, et donné une place aux Legaltech sans labellisation. Les pouvoirs publics parlent d’une certification facultative là où nous, nous disons qu’elle doit être obligatoire. Nous touchons à la justice qui est un pilier de la démocratie et on n’a pas à ouvrir les portes de la concurrence sur un domaine aussi sensible.  Cela ne signifie pas qu’on ne peut pas travailler avec des acteurs privés mais dans le cadre de marchés encadrés, fournissant des garanties, et l’opendata en fait partie. L’avocat doit pouvoir conserver son métier de tradition et, dans le même temps, innover. Je connais personnellement deux avocates qui ont créé une application en matière de droit de la famille qui permet à leurs clients d’être accompagnés dans tous les actes après le divorce (passer d’un compte joint à un compte séparé, par exemple…). Autant de petites questions qui nous échappaient.
C’est, je trouve, une prolongation intelligente de leur métier et une manière
d’appréhender les besoins des clients.

L’avocat d’aujourd’hui est-il très différent de ce
qu’il était il y a 15 ou 20 ans ?

Il
y a plusieurs métiers dans notre profession. L’exercice traditionnel, l’image
de l’avocat plaidant au pénal, existera toujours. Mais le conseiller pour une
restructuration ne pense pas et n’agit pas comme le pénaliste. Pourtant, nous
avons des valeurs communes. Les avocats doivent investir les nouveaux champs
qui s’ouvrent à nous. Les outils de notre exercice professionnel mutent.
Aujourd’hui, l’exercice de la profession n’a plus rien à voir avec ce qui se
pratiquait il y a 30 ans.

L’un des fondements du débat judiciaire, c’est le
débat contradictoire. Pourtant, on a aujourd’hui, avec les gilets jaunes,
l’impression que la contradiction est devenue plus difficile à accepter. Les
avocats n’ont-ils pas un rôle à jouer pour faire évoluer ce contexte ?

On
le fait déjà, mais ce n’est peut-être pas assez audible. Plus globalement, ce
qui m’étonne, c’est qu’il y a une parole désinhibée, des clients agressent des
avocats, on trouve aussi moins de respect entre avocats. Partout, il y a cette
dégradation du dialogue. J’ai incité à participer aux états généraux de
l’avenir de la profession, lancés bien avant le grand débat national et qui
doivent se conclure fin juin à Paris. Plus de 1 400 propositions ont déjà été
faites.

Quel regard portez-vous sur l’état de la justice en
France ?

Sans
surprise, elle a besoin d’une réforme ! Nous la voulions de plus grande ampleur
mais il y a un problème de méthode : nous n’avons pas de vision globale. Nous
avons aussi le sentiment qu’on cherche à régler les problèmes par une gestion
de flux, de stocks, et un basculement vers des acteurs privés.