Le Détroit sens dessus dessous
Le Détroit n'en finit plus d'enchaîner les épisodes mouvementés. Migrants essayant désespérément de gagner le Royaume-Uni par le port et surtout par le tunnel (avec 11 morts depuis le 1er juillet), blocages et ralentissements sur les voies d'accès aux deux ports de l'Angleterre, négociations entre les acteurs du dossier Eurotunnel/DFDS/SCOP SeaFrance/gouvernement, mobilisation pro et anti-migrants en Angleterre, nouvelle tranche de financement britannique pour sécuriser le tunnel, fin de la pose des clôtures autour de la voie portuaire…. Pendant ce temps, la CCI Côte d'Opale avance dans son projet de doublement de ses capacités portuaires avec son projet Calais port 2015 (voir ci-après). Retour sur le sort d'un trafic vital pour la région, la France et la Grande-Bretagne.
“On n’a jamais vu ça“, chuchotent certains membres des forces de l’ordre. Les tentatives d’intrusion sur le site d’Eurotunnel se comptent en effet par millier certains jours, trois, voire quatre tentatives par nuit pour chaque migrant… Jusqu’à la fin du printemps dernier, les migrants établis dans les dunes près du centre Jules-Ferry n’avaient que quelques dizaines de mètres pour tenter de monter dans les camions qui empruntent la quatre-voies portuaire pour embarquer sur les navires qui desservent la ligne Calais-Douvres (P&O Ferries, MyFerryLink et DFDS Seaway également présente à Dunkerque). Ils allaient jusqu’à ralentir les camions en jetant des plots ou des morceaux de bois… Les transporteurs dénonçaient alors une baisse de leur chiffre d’affaires de 30% au bout de quelques semaines. Côté ferroviaire, Eurotunnel voyait sa fréquentation augmenter.
Deux événements sont venus modifier totalement la donne en juin dernier. Financés par le gouvernement britannique, les travaux d’établissement d’une double clôture surplombée de barbelés sécurisaient alors l’infrastructure portuaire. Parallèlement, tout au long du mois de juin, l’affaire Eurotunnel/SeaFrance s’emballait avec la vente programmée des navires de l’opérateur ferroviaire à son concurrent DFDS au détriment d’une offre des membres de la SCOP soutenue (?) par les élus. Mise en redressement judiciaire le 17 juillet dernier, la SCOP voyait le calendrier lui échapper avec la fin du contrat d’affrètement qui la liait à la filiale d’Eurotunnel, MyFerryLink. Anticipant la vente des bateaux et la fin de tout levier pour préserver les emplois, les membres de la SCOP ont alors pris possession des Rodin et Berlioz (le fréteur Nord-Pas-de-Calais étant à Douvres lors de la prise de contrôle des navires), désormais à quai depuis plus d’un mois.
Les trafics s’affolent… “Interdit d’entrée au port de Calais” par cette action, DFDS a pu remettre ses deux navires sur la ligne, mais son absence durant quelques jours a orienté le trafic vers Eurotunnel. Seul P&O Ferries a pu assurer des traversées régulières avec ses cinq navires, puis un sixième mi-juillet. L’entreprise détenue par un fonds qatari est même passée de 46 à 58 traversées depuis le début de l’été. Pour autant, le trafic global a baissé : en juillet, la Société d’exploitation des ports du Détroit, présidée par Jean-Marc Puissesseau, a enregistré à Calais une baisse de 30% pour les camions et de 20% pour les autocars. La crise est rapidement devenue internationale : les trois quarts des marchandises et des personnes qui entrent ou sortent de Grande-Bretagne le font en effet par Calais… Quand la M10 et la M28 ont été congestionnées, quand les camions ont dû s’arrêter ou prendre les routes secondaires du Kent, déclenchant de la sorte des engorgements, le gouvernement anglais s’est décidé à prendre des mesures, en concertation avec son homologue français. Tribune commune le 2 août dernier des deux ministres de l’Intérieur, nouveaux moyens financiers pour rendre inaccessible l’ensemble du périmètre du tunnel, envoi de brigades cynophiles pour les Anglais, envoi de renforts côté français (120 hommes, portant le total déployé à 550). De plus, GET s’attache à réparer ou à changer chaque matin les barrières endommagées la nuit par les migrants. “Le renforcement de la pression migratoire dans le Calaisis a conduit en juin (…) à des perturbations de trafic et des dépenses de sûreté supplémentaires sur le second semestre. Au premier semestre, 13 millions d’euros ont déjà été engagés à ce titre, équivalant à la totalité dépensée sur l’année 2014, et dont une partie pourra être prise en charge par les États concédants comme le prévoient le traité de Cantorbéry (1986) et la jurisprudence : le gouvernement britannique s’est déjà engagé à prendre 4,7 millions d’euros en charge sur l’année 2015, et une demande d’indemnisation de 9,7 millions d’euros est également adressée à la Commission intergouvernementale comme cela avait déjà été le cas par le passé“, explique Eurotunnel. La Ville de Calais aussi demande un dédommagement, chiffré par Natacha Bouchart, sénatrice-maire de Calais, à “10 millions d’euros. En termes d’attractivité, la pression migratoire repousse les investisseurs qui voudraient venir à Calais“. Pire, selon la président de l’Agglomération, “la fermeture du site industriel d’Huntsman Tioxide est due aux migrants“. Et l’édile de réclamer un sommet franco-britannique à Calais pour résoudre la crise migratoire.
Le transport dans la nasse. Dans cette affaire complexe, les transporteurs ne sont pas en reste. Bien amont de Calais, les transporteurs ibères commencent désormais par passer par les ports bretons ou belges… Dans la région, une délégation de la Fédération nationale des transports routiers (FNTR) du Pas-de-Calais a évoqué le “désastre” auprès d’Alain Vidalies, secrétaire d’Etat chargé des Transports. Le blocage du port et les perturbations dans le trafic ferroviaire coûtent cher. “Les heures d’attente dans les bouchons sont payées en heures supplémentaires. En juillet, les chiffres d’affaires ont baissé de 30 à 50%. Cela devient impossible“, s’est plaint Sébastien Rivéra, secrétaire général de la branche départementale qui compte 400 entreprises de transport. Les professionnels réclament un plan avec des baisses ou des reports de paiement des cotisations et l’indulgence des services de l’État : “Il faut savoir que lorsqu’un chauffeur est pris dans un bouchon et attend une vingtaine d’heures, il est de fait en infraction.” En attendant, la préfecture de région autorise régulièrement les transporteurs à déroger à l’interdiction de circuler le week-end. Côté britannique, l’opération “Stack” (qui vise à fermer des tronçons d’autoroute aux alentours du tunnel pour faire attendre les camions) a été activé 24 fois en 40 jours. La frontière craque et sa “localisation” revient maintenant dans le débat. Car si les accords du Touquet ont défini clairement le lieu de la frontière franco-britannique à Coquelles, son maintien ne va plus de soi. “Si on n’a pas su empêcher les migrants d’arriver en Europe, on ne va arrêter de les empêcher de partir en Angleterre“, surtout si les Britanniques n’en font pas plus, a ainsi déclaré Xavier Bertrand, député-maire de Saint-Quentin et candidat LR aux régionales. “Il faut être sérieux : que veut-on ? Laisser passer les migrants ?” a réagi le député PS de Calais Yann Capet. La pratique est “confidentielle et épisodique quand la population de migrants devient trop importante à Calais“, nous confie à cet égard un cadre des services de police.
Laisser passer ou repousser la frontière ? Desserrer la vis pour écouler le flux est une chose mais fragilise les transporteurs dans leurs relations clientèle. Chez Eurotunnel, on n’y pense même pas. “Jamais ce genre d’idée nous ne vient à l’esprit. Que dit-on à nos clients ?” questionne un membre du board de GET. Le Royaume-Uni a commencé à changer d’orientation : les conditions d’entrée et de résidence vont être durcies ; le concours apporté aux migrants, sévèrement puni (jusqu’à cinq ans de prison) ; l’allocation hebdomadaire de 36 livres sterling (soit 50 euros) va être réduite. Mais ce type de mesures n’a jamais ralenti le flux de migrants en France. Pourquoi en serait-il autrement en Grande-Bretagne ? Cette dernière est désormais prête à sécuriser le site d’Eurotunnel et de grillager là où cela s’avère nécessaire. Mais jusqu’où ? L’un des dangers pour le territoire ne réside pas tant dans le flux migratoire que dans un piège autrement plus sérieux : faut-il grillager la Côte d’Opale et suppléer aux autorités britanniques alors que chaque pays a le pouvoir et le devoir de maîtriser ses frontières ? La Côte d’Opale est-elle prête à sacrifier son tourisme ?.