La dentelle s'écharpe-t-elle pour la dernière fois ?
Après Boot, repris par Noyon il y a quelques années, c'est au tour de Codentel et de Desseilles d'être en voie d'être repris par leurs confrères ou par un industriel chinois. Les deux fabricants de dentelle Leavers et tricotée sont en effet en difficulté. Le groupe Holesco (Sophie Hallette) a proposé au tribunal de commerce de Boulogne-sur-Mer une reprise des actifs et d'une partie des salariés des deux entreprises. La décision du tribunal, qui s'est réuni le 23 mars dernier, marquera la fin d'une époque à Calais. La dentelle aura un nouveau leader pendant que la place de Calais descend d'une marche. Compte rendu des coulisses.
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C’est (encore) un moment historique pour la filière dentellière française. Suite aux nombreuses et récurrentes difficultés de la place de Calais, deux des six dernières entreprises de fabrication de dentelle Leavers (très finement tissées sur des machines centenaires) sont en redressement (Codentel) et liquidation judiciaire (Desseilles). Pour Codentel, la situation est grave : Franck Duhamel, son gérant depuis février 2015, a repris l’entreprise il y a quatre ans en montant peu à peu au capital pour détenir aujourd’hui 60%. Ses anciens associés, Antoine Poitau et Claude Anthrope, formaient ce qui restait des maisons Peters et Perrin et Auber. Ce sont les métiers de cette dernière qui sont en location-gérance chez Codentel jusqu’en 2019. Le dépôt de bilan de décembre dernier n’est pas passé chez les cadres, qui sont allés le même jour plaider la liquidation judiciaire alors que le gérant demandait un redressement. Malgré un chiffre d’affaires de 2,5 millions d’euros ces dernières années, Codentel perd en effet de l’argent depuis cinq ans. Pour l’heure, trois offres de reprise sont proposées au l’administrateur judiciaire. Ainsi, le Caudrésien Sophie Hallette (groupe Holesco) propose de reprendre 27 personnes sur un effectif de 49 (soit 37 équivalents temps plein). Présente sur deux sites à Calais, il va sans dire que l’entreprise fera l’économie de son vieil atelier (construit en 1870) de la rue Murillo. Sophie Hallette met 400 000 euros pour le rachat et la mise en fonds propres sans préciser la part. La seconde offre émane de l’industriel chinois Longsheng, totalement discret sur cette affaire. Enfin, la troisième offre émane d’un nouvel acteur représenté par Franck Duhamel et sur laquelle on en sait peu pour l’instant. «C’est un groupe français avec lequel je suis en minorité. Notre offre est déposée et est susceptible d’être améliorée d’ici le 31 mars. Cela sera une surprise», indique le dirigeant. Le tribunal de commerce prendra probablement sa décision le 7 avril prochain.
Un duel Longsheng/Sophie Hallette pour Desseilles ? D’ici là, il aura très probablement rendu sa décision pour Desseilles Laces qui accumule les difficultés depuis sa reprise en 2011 par le trio J.-L. Dussart, M. Berrier et G. Dezoteux. Ces problèmes viennent essentiellement de conflits avec des salariés protégés qui ont fini par décourager Grace Wang, investisseur chinois avec qui Desseilles est en discussion depuis l’automne 2015. Des problèmes de teinturerie avec Color Biotech (Groupe Solstiss) ont aussi fait perdre du temps, de l’argent et de l’énergie à la direction de Desseilles qui a finit pas teindre en Autriche, après l’Italie et Caudry. Desseilles a pourtant démontré dans un passé récent la viabilité de son modèle, soutenu par des produits d’une extrême qualité vendus plus cher que ses concurrents. Mais la réintégration des salariés protégés, des tullistes, plombe le plan d’affaires. Il en coûterait, selon la direction, plus de 800 000 euros à l’entreprise. Les rebondissements quant à leur licenciement, autorisé par l’inspection du travail, puis remis en cause par le tribunal administratif de Lille en janvier, et enfin la suspension de cette décision le 20 mars dernier, donnent le tournis… Cette question ne sera définitivement tranchée que dans le courant de l’année, mais le calendrier reste incertain. Le 23 mars, Desseilles a eu rendez-vous au tribunal avec à l’ordre du jour trois offres de reprise. Désormais en liquidation judiciaire, Desseilles intéresse pourtant toujours en Chine. Après être entrée au capital de l’entreprise (300 000 euros, soit environ 30% de parts sociales), la Chinoise Grace Wang a certes décidé de surseoir aux apports en compte courant qu’elle comptait faire, et ce, en raison du problème syndical. Mais elle a rallié à sa cause l’industriel Longsheng qui souhaite développer une filière de luxe dans le textile. C’est la première offre de reprise qu’a remise le cabinet Ernst & Young, représentant Longsheng : 60 salariés seraient repris. Longsheng met également entre 3,2 et 6 millions d’euros selon les chiffres que nous avons pu obtenir. Mieux, l’entreprise multinationale indique aussi vouloir acquérir le site de Desseilles contigu à celui de Color Biotech. L’autre atelier serait vidé de ses machines. D’après nos sources, Longsheng ne reprendrait pas les salariés protégés. C’est à l’actuelle direction de Desseilles que seraient confiées les rênes de l’entreprise.
«Sauver la filière»… mais de qui ? Face à Longsheng, Sophie Hallette se positionne comme une offre «100% française». Globale (car concernant également Codentel), l’offre de Romain Lescroart, dirigeant d’Holesco, est conséquente quoiqu’en deçà de celle de Longsheng. Au total, 1,7 million d’euros décomposés comme suit : 900 000 pour des fonds propres chez Desseilles avec 500 000 euros (montant différent) de reprise. Seraient conservés 40 salariés sur 74, tandis que toutes les activités seraient concentrées sur le site historique de Desseilles. La nouvelle société reprendrait le nom de Robert Desseilles, son fondateur en 1947. La teinture des pièces serait confiée pour moitié à Color Biotech et pour le reste à La Caudrésienne (Groupe Holesco). «Nous sommes dans une position où il faut sauver la filière, argumente Romain Lescroart. Nous voulons tourner la page des conflits et aborder une nouvelle ère pour la filière.» Mais cet avis n’est pas partagé par tout le monde. «L’offre de Longsheng est la plus solide et la plus sûre pour Calais, estime Franck Duhamel, dont l’histoire familiale est très attachée à Riechers & Marscot (fabricant calaisien qui appartient à Sophie Hallette). Il vaut mieux maintenir l’écosystème à Calais sur Desseilles. Sophie Hallette a sa structure à Caudry, la filière est plus en sécurité avec un Chinois à Calais qu’avec un Caudrésien. Sur l’emploi, la pérennité est également plus assurée.» Enfin, pour clôturer ce tour de table, il faudra compter aussi avec l’offre du Caudrésien Solstiss, concurrent principal de Sophie Hallette sur le marché de la robe et du prêt-à-porter. Totalement discrète sur une reprise de Desseilles, la famille Machu, qui préside aux destinés de Solstiss, a marqué des points à Calais en prenant le contrôle des mains de Noyon, il y a quelques années, de la seule teinturerie des environs… Allié à son confrère caudrésien Bracq, Solstiss est également au capital de Desseilles et compte bien récupérer du volume en prenant la main.
Enjeux et nouvelle architecture des places. Ces offres de reprise montrent que sur ce segment de marché textile très particulier, les dernières petites entreprises aux savoir-faire traditionnels et hyper-techniques continuent d’intéresser. Les enjeux sont multiples : d’abord, la filière doit peser a minima pour qu’elle puisse «s’autoporter». Si une ou deux entreprises disparaissaient, son existence serait menacée. Quant à la lingerie, Calais voit sa production baisser depuis une décennie. L’embellie de Noyon en 2013 et 2014 ne lui a pas permis d’équilibrer ses comptes… Caudry tente de percer le marché de la lingerie depuis des décennies. Sophie Hallette avait remis une offre de rachat sur Noyon il y a cinq ans ; l’affaire avait fait des vagues. L’opportunité de reprendre deux fabricants d’un coup aiguise donc les appétits. Entre Codentel (qui fait 25% de son chiffre d’affaires en robes) et Desseilles, le marché à prendre (lingerie et robes) peut être estimé à 6 ou 7 millions d’euros. Romain Lescroart table sur un chiffre d’affaires d’environ 4 millions d’euros la première année (sur Desseilles uniquement). Pour Longsheng, on est dans l’ordre de l’hyper-marginal dans son chiffre d’affaires en centaines de millions d’euros. Pour Sophie Hallette, qui affiche 29,5 millions d’euros de CA en 2014/2015 et 2 millions de RN, les reprises conforteraient ses positions et lui ferait pénétrer, enfin, le marché de la lingerie. L’enjeu n’est pas capital pour le Caudrésien malgré un passé important à Calais : il a repris en son temps Eurodentelles, Lace Clipping, Riechers & Marescot, a fermé Berthes… Dans ce contexte où les acteurs sont peu nombreux, le moindre mouvement de l’un fait mécaniquement bouger les autres. Sophie Hallette en position de force à Calais et dans la lingerie serait un danger pour Noyon, dernier fabricant de taille comparable (237 salariés, mais 18 millions d’euros de chiffre d’affaires). Si Noyon travaille en sous-traitance pour Codentel, en sera-t-il de même demain avec Sophie Hallette aux commandes ? «Pourquoi pas si ça marche…» répond Romain Lescroart. Affichant toujours des pertes, Noyon a-t-il intérêt à préférer l’arrivée d’un mastodonte chinois pour qui la lingerie sera marginale ? Quid de Solstiss ? A-t-il intérêt à voir son principal concurrent prendre des positions dans la lingerie, un marché qu’il essaie lui-même de percer ? Contrôlant une teinturerie (Color Biotech), ne craindra-t-il que les dentelles de Codentel et de Desseilles soient teintées à La Caudrésienne (Groupe Holesco) ? Autant de questions que le tribunal aura à l’esprit quand il faudra trancher sur les deux reprises à quelques semaines d’intervalle… Les juges auront sûrement aussi à l’esprit d’autres procédures judiciaires en cours, comme la suspension de la réintégration des salariés protégés. S’ils l’oublient, les intéressés se sont déjà chargés de leur rappeler : dans l’atelier de Desseilles, un huissier est venu constater, il y a une dizaine de jours, que certains salariés “pro-Hallette” portaient un T-shirt «Je suis Sophie Hallette»….
Morgan RAILANE