La classe moyenne, success story argentine devenue symbole d'un "naufrage"

Elle a été l'emblème d'une Argentine plus prospère et plutôt égalitaire, aux perspectives d'ascension sociale enviées en Amérique latine: la classe moyenne, qui subit de plein fouet l'austérité du gouvernement Milei, conte à...

La cheffe Agustina Bovi dans les cuisines du restaurant végétalien "Yedra", le 12 mars 2024 à Buenos Aires © JUAN MABROMATA
La cheffe Agustina Bovi dans les cuisines du restaurant végétalien "Yedra", le 12 mars 2024 à Buenos Aires © JUAN MABROMATA

Elle a été l'emblème d'une Argentine plus prospère et plutôt égalitaire, aux perspectives d'ascension sociale enviées en Amérique latine: la classe moyenne, qui subit de plein fouet l'austérité du gouvernement Milei, conte à présent l'histoire d'un déclassement, d'un lent "naufrage".

"C'est le meilleur travail que j'ai jamais eu, et pourtant c'est ma pire période d'un point de vue économique..." Agustina Bovi, cuisinière dans un restaurant vegan branché de Buenos Aires, tente de mettre des mots sur une vie qui lui glisse entre les doigts.

"J'ai changé de marque de dentifrice, de déodorant. Et ça fait longtemps que je ne me suis pas acheté de vêtements", énumère-t-elle pour l'AFP. "Ces derniers mois, j'ai dû arrêter d'aller à la gym, les sorties, tout ce qui est loisir". 

"Longtemps je me suis considérée de classe moyenne, je sentais que je pouvais m'y positionner", constate Agustina, 30 ans. "Aujourd’hui, nous qui étions de classe moyenne avons l'impression d'appartenir à la classe en dessous, voire d'être pauvres".

Santé, éducation, transports, loisirs, culture... les signes qui ont permis à travers le XXe siècle à de larges pans de la population de se percevoir comme appartenant à la "classe moyenne" tombent peu à peu. 

Ces perspectives d'ascension sociale étaient une source de fierté par rapport au reste de la région.

"Pas au sens de classe sociale homogène, plutôt des +segments moyens+", corrige l'historien Ezequiel Adamovsky, auteur d'une "Histoire de la classe moyenne en Argentine".

"Une particularité de l’Argentine, qui était une société à la fois très développée et égalitaire par rapport à l'Amérique latine, et qui est train de se perdre".

Tsunami dans nos vies

Le symbole, c'est Mafalda, la fillette de la bande dessinée des années 60-70 de l'Argentin Quino (1932-2020). 

Elle "incarnait un emblème de ces segments moyens, progressistes, qui critiquaient l'injustice, l'autoritarisme, les inégalités (...) Elle ne reconnaîtrait pas son Argentine aujourd'hui", estime M. Adamovsky.

Le déclin, la fragmentation de la classe moyenne ne datent pas de M. Milei, loin s'en faut, mais de cycles néo-libéraux successifs depuis 40-50 ans, le plus important sous la dictature de 1976-1983, selon l'historien. Avec des parenthèses interventionnistes sous les gouvernements Kirchner (Nestor puis Cristina de 2003 à 2015).

En 2012 encore, la Banque mondiale saluait le doublement de la classe moyenne argentine sur la décennie précédente, jusqu'à représenter 18,6 millions d'habitants (43% de la population alors), fruit de "politiques publiques mettant l’accent sur programmes sociaux alliés à la stabilité économique", selon la BM.

La dérive inflationniste des dernières années, le choc des mesures d'austérité des premiers mois Milei --dévaluation de 54%, libération des prix et loyers, fin des subventions aux transports-- ont fait voler en éclat ce qu'il restait de "confort" relatif.

En deux mois, le pouvoir d'achat a chuté de 18%, pire dégringolade depuis 21 ans selon le fiable indice RIPTE.

"Un tsunami est arrivé qui a détruit des vies qu'on vivait +normalement+ jusqu'en décembre. Un changement à 180 degrés", raconte Samanta Gomez, dont le statut socio-économique s'est comme dérobé sous ses pieds.

Licenciée économique fin 2023 d'une maison de retraite privée, en même temps que cinq collègues infirmières, elle a vu son conjoint perdre dans la foulée son emploi dans le bâtiment. 

Tous deux sont passés au noir: elle des heures d'aide à domicile, lui des chantiers au jour le jour.

En colère, puis super-inquiète

Leurs enfants? Passés d'une école privée au public, pourtant décrié et qu'essaient d'éviter tant d'Argentins. 

"On voit un transfert très important du privé vers le public, d'enfants des classes moyennes", corrobore Sonia Alesso, dirigeante du syndicat enseignant CTERA.

Le loyer ? Il représente désormais 50% des revenus du foyer.

La santé ? Samanta Gomez, 39 ans, a fait un AVC en février. Avec le stress des derniers mois, "je crois que ma tête a explosé à cause de l'inquiétude financière, l'école, le jour le jour avec les enfants".

"Au début j'étais très en colère, même si avec ce gouvernement on savait ce qui arrivait. Là, je suis juste super-inquiète", résume Agustina Bovi. 

"J'en suis au stade +je ne plus quoi faire+ Dois-je continuer à vivre comme ça ? Quitter le pays ?", se demande également Samanta.

Au déclassement, relève M. Adamovsky, s'ajoute un dérèglement de boussole. 

Avec des attaques, palpables sous Milei, sur "un univers de références qui nourrissaient l'identité de la classe moyenne": recherche, éducation et culture subventionnées, à présent "diabolisées et culpabilisées pour tous les maux passés".

Au point qu'idéologiquement aussi, certains pans de la classe moyenne se mettent à osciller, du progressisme à l'extrême droite. Une classe plus fragmentée que jamais, "comme les restes flottants d'un naufrage", image l'historien.

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