Entretien avec Juliette Singer, directrice du Palais des Beaux-Arts de Lille et du Musée de l’Hospice Comtesse
L'art et la manière
A la tête du Palais des Beaux-Arts de Lille et du Musée de l’Hospice Comtesse depuis avril 2024, Juliette Singer inaugure notre série d'entretiens avec la nouvelle génération de femmes nommées récemment directrices des principaux musées du Nord-Pas de Calais.
Vous connaissez bien la région puisqu'elle vous avez commencé votre carrière en 2002 au LaM* de Villeneuve d’Ascq...
Je garde un souvenir incroyable de mon passage à Lille de 2002 à 2005. J'ai adoré la ville, les gens, le dynamisme, le côté transfrontalier. Donc j'avais très envie de revenir lorsque j'ai postulé. Et puis le Palais des Beaux-Arts de Lille abrite la seconde plus grande collection d'œuvres de France après le Louvre. Les collections sont fabuleuses, très diversifiées. C'est un musée-phare, avec un gros potentiel et un grand dynamisme. Et puis on est dans une ville où la culture est très soutenue. C'est une structure municipale dans un contexte très favorable, qui ouvre beaucoup d'opportunités de développement et de liberté.
Cela fait 9 mois que vous avez pris la tête du Palais des Beaux-Arts : quels sont vos sentiments sur ces premiers mois ?
Je dois avouer que je suis extrêmement heureuse. J'ai découvert des équipes extrêmement impliquées, que ce soit au Musée des Beaux-Arts ou à l'Hospice Comtesse. Elles sont attachées aux lieux et il y a vraiment un esprit de solidarité. Les collections sont fabuleuses et inépuisables. J'en découvre tous les jours, de l'Antiquité jusqu'au XIXème siècle, chaque section a sa force et son intérêt. Le musée de l'Hospice Comtesse me passionne également. Les collections sont très attachantes et pertinentes, autour desquelles on peut développer beaucoup de choses. C'est un lieu avec une histoire très forte : un ancien orphelinat et un ancien hôpital. Ce n'est pas une annexe, c'est un musée qui a sa logique propre. J'ai d'ailleurs tenu à avoir un bureau dans chacun des deux musées.
Quels sont vos projets à court et moyen terme ?
J'ai commencé à revoir le parcours des peintures en les baissant pour que l'on entre mieux dans chaque tableau. Bruno Girveau, mon prédécesseur, avait déjà retravaillé magnifiquement le parcours Moyen-Âge et Renaissance, au sous-sol. À l'étage, cela va se faire par phases, et dans le temps. Nous allons par exemple revoir la chronologie pour la rendre plus claire, ainsi que l'accrochage de manière plus pertinente. J'ai aussi l'idée de faire des ensembles d'œuvres qui fassent sens visuellement, ou mélanger les médiums en introduisant un peu de sculpture dans les salles de peinture par exemple. Une période artistique mélangeait tous les arts, alors pourquoi ne pas les faire dialoguer pour immerger le visiteur ? J'aimerais également créer un petit musée des enfants dans l'Atrium, gratuit et accessible à tous, avec des œuvres du musée mais qui soient à hauteur d'enfants. Je pense qu'ils doivent très vite ne pas être inhibés, faire en sorte qu'il n'y ait pas de distance entre eux et les œuvres.
Le 26 avril s'ouvre Fiesta, la 7ème édition thématique de lille3000. Quelle sera la grande exposition au Palais des Beaux-Arts ?
Comme nous sommes à Lille, dans les anciens Pays-Bas espagnols, la saison Fiesta prend tout son sens ! Il était donc important de faire cette exposition Fêtes et célébrations flamandes. Brueghel, Rubens, Jordaens** qui raconte un peu cette histoire. Je voulais vraiment que ce soit binational et j'ai donc invité deux commissaires scientifiques pour concevoir l'exposition avec moi : Blaise Ducos, conservateur en chef, responsable des peintures flamandes et hollandaises au Musée du Louvre, et Sabine Van Sprang, conservatrice de la section Peinture flamande des XVIe et XVIIe siècles aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Ces derniers ont consenti un prêt de 28 chefs-d'œuvre. Cela nous permet par ailleurs de tisser des liens, que j'espère développer par la suite.
Mon idée est de montrer qu'à toute époque, les artistes sont contemporains de leur temps. Ces artistes des XVIème et XVIIème siècles nous montrent les fêtes de leurs époques. Il était important pour moi que ce soit vivant. J'avais vraiment envie que l'on ressente l'esprit de la fête, qui est toujours très vivace dans notre région. C'est un patrimoine culturel qui parle encore à tous les habitants, à l'image des ducasses. Et il n'y avait jamais eu d'exposition qui fasse une typologie de toutes ces fêtes.
Votre parcours est marqué par différentes expériences liées à l'art contemporain : ce sera un futur axe de développement du Palais des Beaux-Arts ?
En effet, j'ai mis en place beaucoup de projets contemporains, au Musée-Château d'Annecy, au Louvre Abu Dhabi, ou encore au Petit Palais où j'ai invité beaucoup d'artistes. Ici, mon souhait est plutôt de renforcer les fondamentaux, retravailler les parcours historiques avec des corpus d'œuvres plus identifiables, tout en faisant des contrepoints avec des artistes contemporains. Par exemple, pour la saison Fiesta de lille3000, j'invite l'artiste Felice Varini. Il vient de la Suisse italienne et vit près de Paris. Il se considère comme peintre, mais ses projets sont indéfinissables quand on passe devant. Mais lorsqu'on se retrouve à un certain angle, tout prend position dans l'espace, devant nos yeux. Le visiteur est donc vraiment actif. Il présentera trois œuvres assez incroyables, conçues spécialement pour l'Atrium du musée.
Lors de l'annonce de votre nomination, il était fait état de «la continuité d’une démarche de culture durable et partagée». Pourriez-vous développer ce point ?
Un musée ne peut pas être en dehors de la société. Mon prédécesseur Bruno Girveau avait vraiment impulsé cette dynamique et je m'inscris dans son sillage. Nous faisons notre bilan carbone, nous avons limité le nombre d'œuvres sur l'exposition Raphaël. Pour Fêtes et célébrations flamandes, j'ai vraiment travaillé sur la proximité en faisant venir des œuvres de Belgique par exemple mais aucune œuvre ne viendra des États-Unis ou du Japon. Mais cette démarche fonctionne à tous les niveaux. Dans la construction de l'exposition, dans l'usage des cimaises et leur réemploi, etc. Nous allons d'ailleurs afficher le bilan carbone de l'exposition au sein de celle-ci. Nous faisons également chaque année des workshops dédiés à la durabilité.
Quelles formes prend votre management ? Le management au féminin est-il une réalité ou juste un concept à la mode ?
Dans les deux musées il y a environ 200 personnes, dont 150 au Palais des Beaux-Arts. Dès que je suis arrivée, j'ai voulu rencontrer individuellement l'ensemble des collaborateurs. Cela prend du temps, mais c'est important. Discuter avec chacun permet d'écouter les idées, de comprendre les problématiques. J'ai rencontré les équipes d'accueil en groupe plusieurs fois pour leur présenter des expérimentations et les inciter à revenir vers moi pour me faire part des retours du public, car ils sont les plus à même de voir les réactions des visiteurs. Je m'appuie aussi sur les cadres intermédiaires, car ils font un travail formidable. L'idée, c'est avant tout d'emmener tout le monde avec moi. Comme il y a du changement, il faut l'expliciter, que ce soit partagé. Et en tout cas, je reste toujours dans l'écoute.
* Juliette Singer était chargée de la collection d’Art Brut de L’Aracine.
** L'exposition rassemblera près de 100 peintures, gravures, dessins et objets illustrant tantôt la fête comme rituel social et comme exutoire en période d’épidémie ou de guerre, tantôt comme vecteur moral et politique.
Une femme inspirante ?
Delphine Levy,
fondatrice et première directrice générale de Paris Musées, un
établissement public qui réunit les 14 musées de la Ville de
Paris. J’ai eu la chance de travailler comme première directrice
des collections de Paris Musées de 2013 à 2016. Décédée bien
trop tôt en 2020, à 51 ans, elle était une femme exceptionnelle,
pleinement engagée, amoureuse de l’art et des musées, qui a su
porter les musées de la Ville de Paris vers leur modernisation, tout
en respectant l’esprit et le génie de chacun d’entre eux.
Un lieu inspirant ou marquant ?
Le Musée de
l’Hospice Comtesse, où l’esprit du Lille d’hier et
d’aujourd’hui souffle encore. Sis dans un bâtiment historique du
Vieux Lille, il permet de saisir les origines de Lille et son
patrimoine immatériel d’une très grande richesse : ancienne
cuisine décorée de carreaux de faïence, pharmacie, tableaux de
Watteau représentant la braderie et les premières expériences
d’aérostat, marionnettes et instruments de musique…
Une œuvre inspirante ?
Le Temps - surnommé Les Vieilles - de Goya, œuvre «iconique» du musée, est évidemment une œuvre très inspirante. Peint pendant la guerre d’indépendance espagnole, aux heures mélancoliques de Goya, il dérange tout en exerçant paradoxalement une forme de fascination atemporelle. Répulsif de prime abord, ce tableau se laisse apprivoiser. Il incarne pour moi ce qu’est l’art : un espace actif d’émotion, de réflexion, de prise de risque, qui défie les lois de la séduction ou de la facilité. Cette œuvre inspire à voir autrement.