Jeu d'échecs sur le Détroit

Deux semaines après leur coup de force au port de Calais, à Loon-Plage et sur le site du tunnel sous la Manche, les salariés de la SCOOP Seafrance maintiennent leur position et tentent d'ouvrir de nouvelles voies. Le point de cette guerre de position avec Eurotunnel.

Il a dit non. Jacques Gounon, PDG d’Eurotunnel, l’a répété devant les deux députés du Pas-de-Calais (Daniel Fasquelle du Touquet et Yann Capet de Calais) lors de son audition devant la commission parlementaire : non, on ne peut plus revenir en arrière, Eurotunnel a fait affaire avec DFDS et l’administrateur judiciaire de la SCOP Seafrance doit faire son affaire du plan social et de la négociation avec l’opérateur maritime danois. A peine s’il a lâché que son entreprise “avait toujours soutenu le territoire dans ses problèmes économiques“, laissant entendre qu’il participerait, d’une manière ou d’une autre, au plan social qu’il espère voir se dessiner rapidement. Les salariés de la SCOP ont vite réagi : “On garde les bateaux !” Le navire de DFDS qui faisait la navette entre Douvres et Calais a été dérouté à Dunkerque mais pourrait revenir… Si les contrats entre l’opérateur ferroviaire gestionnaire du lien fixe transmanche et DFDS n’ont pas encore été communiqué aux administrateurs judiciaires, ils semblent relever du contrat de location avec promesse de vente à l’issue de la période de cinq ans d’inaliénabilité prononcée par le tribunal de commerce de Paris en juin 2012. Eurotunnel loue ainsi depuis le 2 juillet dernier le Rodin et le Berlioz (occupés depuis le 2 juin par les membres de la SCOP Seafrance) à DFDS, principal plaignant devant la justice britannique contre Eurotunnel, accusé jusqu’au printemps d’être en position dominante avec ses rails et ses trois navires.

On garde les bateaux“. C’est le point faible du raisonnement de Jacques Gounon qu’ont relevé les deux députés du Pas-de-Calais. “Vous annonciez en février que si la justice anglaise vous donnait le droit de poursuivre votre activité avec la SCOP, vous continueriez. La justice lui a donné raison. Pourquoi avez-vous changé d’avis ?” ont demandé Yann Capet et Daniel Fasquelle… sans obtenir de réponse. Les édiles se font le − timide − écho de la colère des salariés qui veulent qu’Eurotunnel examine leur offre de reprise des navires et comptent sur le soutien des collectivités territoriales qui n’ont eu de cesse, depuis le naufrage de Seafrance (ex-filiale de la SNCF, fin 2011/début 2012), d’annoncer leur potentiel soutien financier. Sans jamais avoir vu la couleur des millions d’euros promis. Il est vrai qu’Eurotunnel ne croyait pas gagner dans un ultime appel auprès de la cour d’appel de Londres, d’où son retrait et la mise en vente de ses navires en janvier dernier. La SCOP, sous-traitante de MyFerryLink (filiale à 100% d’Eurotunnel), avait envisagé deux scénarios durant cette période : la préparation d’une offre de reprise et la poursuite de l’action judiciaire qui leur a finalement donné raison. Mieux, les salariés de la SCOP s’estiment d’autant plus fondés à prétendre à une reprise qu’ils estiment − à raison − avoir fait leurs preuves : les chiffres parlent pour eux. “Nous sommes rentables avec près de deux ans d’avance sur le prévisionnel“, a argumenté Eric Vercors, secrétaire du comité d’entreprise de la coopérative. Que peut faire aujourd’hui le PDG d’Eurotunnel : attendre que la force publique libère les navires alors que ceux qu’il appelle les “mutins” consultent les pouvoirs publics ? Peut-il revenir en arrière avec DFDS qui ne dispose pas des navires ? Leur contrat est-il seulement entré en jouissance ? Au tribunal de commerce de Paris, aucune demande d’autorisation de vendre les navires n’a été enregistrée. Et puis, les pouvoirs publics auront-ils le poids nécessaire pour contraindre Eurotunnel à changer d’avis ? Le souhaitent-ils seulement ou préfèrent-ils croire que les marins finiront par se ranger derrière une offre améliorée de DFDS ? Sur plus de 650 personnes, le Danois a annoncé 202 reprises et à des conditions moindres. En gardant le petit ferry Nord Pas-de-Calais, Eurotunnel garderait une centaine de salariés. Une marge de négociation qui paraît bien faible devant la détermination des salariés de la SCOP.

 

Morgan RAILANE