De Rabelais à nos jours : la déshumanisation de la justice (suite)
Suite de la première partie parue dans notre précédente édition. Trinquemalle n’est pas satisfait : – “Comment sententiez-vous, mon amy ? – Comme vous aultres, Messieurs, pour celuy, je donne sentence, duquel la chanse livrée par le sort du judiciaire, tribuniau, proetorial, premier advient.
Trinquemalle insiste : “Voyre, mais puisque par sort et ject des dés, vous faictez vos jugements, pourquoy ne livrezvous ceste chanse le jour et heure propre. Les parties controverses comparent pardavant vous, sans aultre délay ? De quay vous servent les escriptures et aultres procédures contenues devans les sacs ?” A quoi le juge Brid’oye répond que “toutes ces écritures lui servent de trois choses, exquises, requises et authentiques. Premièrement, elles sauvegardent la forme sans laquelle rien n’est valable. La Cour n’ignore pas que parfois même, les formalités de la procédure détruisent les matérialité et substance d’un procès. Secondement, l’exercice corporel est indispensable à la santé. Les magistrats et les officiers de justice se portent mal et ne vivent pas vieux, précisément par faulte d’exercitation corporelle. Tous les grands praticiens de la médecine le recommandent. N’a-t-il pas vu, lui Brid’oye, un jour qu’il était entré dans la Chambre de Messieurs les Généraux de la Cour des Aydes, les conseillers jouant à la mousche. Il n’est exercice tel, ne plus aromatisan en ce monde palatin que vuider sacs, feuilleter papiers, quotter cayers, emplir paniers et visiter procès. Tiercement, ajoute Brid’oye, je considère que le temps meurist toutes choses ; par temps toutes choses viennent en évidence ; le temps est père de vérité. C’est pourquoy je sursoy, délaye et diffère le jugement afin, que le procès bien ventile, grabelé (examiné) et débattu, vieigne par succession de temps à sa maturitet le sort, par après adverient, soit plus doulcettement porté des parties condamnées. Est-ce que la nature ne nous apprend pas à cueillir et manger les fruits quand ils sont mûrs ? Il faut laisser mûrir les procès.
– Mais en matière criminelle, dans le cas de flagrant délit, comment procédezvous ? veut savoir Trinquemalle. Dans ce cas, Brid’oye, avant de se servir de ses dés, commande au demandeur de dormir bien fort, le sommeil pacifie toujours la fureur. Brid’oye mériterait une sanction, mais Pantagruel, qui a été invité par la Cour à faire connaître son sentiment, dit qu’il faut lui pardonner si l’on veut bien tenir compte de sa vieillesse et des sentences équitables qu’il a rendues pendant quarante années.
Toutes les sensibilités se portent aujourd’hui dans l’administration de la justice sur la numérisation. Personne ne sait jusqu’où elle peut aller. On parle de vidéo plaidoirie. Il y a déjà sans doute des vidéos délibérées. On pourrait aller jusqu’à la suppression du tribunal lui-même. Il suffirait d’un ordinateur puissant. On pourrait y introduire les conclusions du demandeur par la voie numérique, puis celles du défendeur. Tout cela est aujourd’hui applicable pour les conclusions. L’appareil pourrait alors malaxer le tout, puiserait dans les banques de données les éléments jurisprudentiels nécessaires, introduirait la doctrine, éliminerait certains auteurs et en retiendrait d’autres. Enfin, il n’y aurait plus – il ne faudrait pas l’oublier – une once de sensibilité et d’humanité. La décision deviendrait scientifique. Il n’y aurait même plus besoin de juridictions d’appel et encore moins de cour de cassation. La justice en cessant d’être véritablement humaine deviendrait scientifiquement exacte, et donc indiscutable.
On pourrait également supprimer les professions d’auxiliaire de justice en général ou de commentateur. Il n’y a plus besoin de commentateur dès lors que l’ordinateur est capable de sortir immédiatement et rapidement les enseignements et les conséquences d’une décision de justice. Le délibéré serait d’une rapidité incroyable. La justice deviendrait rapide, efficace, insusceptible de faire l’objet de la moindre erreur ou critique. Elle serait aussi, peut-être, incompréhensible, y compris parfois pour les spécialistes.
Pour notre part, nous pensons que la conversation directe et physique conserve des atouts sérieux. Il y avait, depuis 46 semaines en la Cour du Parlement de Paris, un conflit entre deux seigneurs auxquels les juges n’entendaient rien (1). Le Roi leur avait adjoint quatre des plus savants des Parlements de France, le Grand Conseil et les principaux régents des universités de France, d’Angleterre et d’Italie. Ils discutaient sur les opinions des anciens jurisconsultes, qu’ils obscurcissaient par des controverses stériles. Ils exprimaient leur avis en “stille de ramoneur de cheminée ou de cuysinier et marmiteux, non de jurisconsulte”. Pantagruel, qui avait déjà la réputation d’un dialecticien subtile, était invité à siéger et à donner son avis sur ce procès :
– De quoy diable donc, dit-il aux juges, servent tant de fatrasseries de papiers et copies que me baillez ? N’est-ce pas le mieulx ouyr par leur vive voix leur débat que lire ces babouyneries ici ? Si vous voulez que je congnoisse de ce procès, premièrement faictez-moy brusler tous ces papiers et secondement faictez moy venir personnellement les deux gentilshommes devant moy ; et quand je les auray ou y, je vous en diray mon opinion sans fiction et sans dissimulation quelconques.”
On dit qu’après avoir entendu le demandeur et le défendeur, Pantagruel rendit un arrêt qui donna, paraît-il, satisfaction au plaideur et provoqua même chez les conseillers et les docteurs une extase qui aurait été suivie d’un évanouissement prolongé.
1. Rabelais, La Vie très honorifique du Grand Garguantua, Livre I Chapitre XX.
Bernard SOINNE,
agrégé des facultés de droit