«C’est notre rôle de porter assistance à personne en danger»
Depuis décembre 2018, le Tribunal de Commerce de Lille Métropole s’est investi dans le dispositif APESA1, dont le but est d’inscrire les patrons de PME au cœur d’un dispositif de soutien psychologique. Car trop souvent en cas d’importantes difficultés, certains d’entre eux se sentent isolés, déprimés et dépassés, sans savoir vers qui se tourner pour en parler.
La Gazette : Les entrepreneurs redoutent souvent le passage devant le tribunal de commerce. Comment expliquez-vous cette crainte ?
Eric Feldmann : Il ne faut pas toujours crier au loup. Fondamentalement, les tribunaux de commerce sont ce que j’appellerais une cité hospitalière de l’entreprise. Nous recevons les entrepreneurs pour les soigner et faire en sorte qu’ils repartent en bonne santé. Mais nous sommes aussi une maternité puisqu’on vient y naître, en déposant les statuts d’une création devant le greffe. Nous sommes plus que favorables au mode amiable de conciliation des différends. Il faut faire preuve de pédagogie, auprès des entrepreneurs mais aussi de ceux qui gravitent autour d’eux, comme les experts-comptables, les notaires, les mandataires judiciaires… Sur le ressort du tribunal de commerce de Lille, nous avons traité 1 200 procédures collectives qui ont concerné 4 000 salariés.
Et qui, d’ailleurs, concernent principalement des PME/PMI…
En France, 95% des entreprises ont moins de 25 salariés et ce sont parmi celles-ci que l’on trouve le plus de dépôts de bilan. La plupart de ces chefs d’entreprise ignorent même qu’il existe des procédures de conciliation amiables, confidentielles. Et pourtant, 70% des entreprises sont sauvées par ces mesures. La Chambre n’est pas là pour juger mais pour constater s’il y a ou non état de cessation des paiements. Elle a un rôle d’écoute et de compréhension.
Encore faut-il que le chef d’entreprise vienne jusqu’à vous…
En effet, soit il vient spontanément, soit parce qu’on lui demande. Mais il est souvent soulagé car il se rend compte qu’il est face à des juges eux-mêmes chefs d’entreprise. Mais 70% des affaires en liquidation sont réglées trop tard car les dirigeants ont un sentiment de honte, de gêne et une mauvaise idée d’eux-mêmes. Pour beaucoup d’entre eux, une création est un projet de vie, ils ont tout investi dedans et se sont portés caution jusqu’à la garde avec leur épouse.
Pouvez-vous nous parler du dispositif APESA, que le tribunal de commerce de Lille mettra en place dès le 5 avril prochain ?
Il y a quatre ans, le tribunal de commerce de Saintes (Charente-Maritime) et son greffier, Me Marc Binnié, ont été confrontés à trois cas de suicides. Forcément, cela marque les esprits. L’objectif de l’APESA ? Appliquer le principe de prévention aux personnes en détresse morale et psychologique du fait de leurs difficultés économiques, via un réseau de médecins psychiatres. Dans les 24 heures, APESA met en contact le dirigeant en alerte suicide avec un réseau de professionnels. A Lille, c’est le juge commissaire et ancien chef d’entreprise Serge Parzyjagla qui sera le référent2.
Ce réseau est donc décliné en région ?
Fin 2016, Me Binnié est venu nous expliquer le système lors du congrès des tribunaux de commerce qui avait eu lieu à Boulogne-sur-Mer. C’était passionnant et d’ailleurs le tribunal de Boulogne a été le premier tribunal dans les Hauts-de-France à démarrer APESA. APESA Lille Métropole a été mis en place avec pour membres des juges actifs, des juges consulaires et honoraires qui en sont membres. Nous serons opérationnels le 5 avril, date à laquelle nous allons bénéficier d’une formation pour devenir ce que le système APESA désigne comme des «sentinelles», prêtes à détecter les signaux de détresse approfondis des dirigeants. Nous sommes des juges mais nous n’en sommes pas moins des êtres humains ! C’est tout simplement notre rôle de porter assistance à personne en danger.
Sur quel modèle financier s’appuie le réseau ?
Comme je vous l’expliquais, APESA France met en état d’alerte des psychiatres dépêchés pour venir aider le chef d’entreprise. Vous vous doutez bien qu’il faut les rémunérer. Une intervention coûte en moyenne une centaine d’euros. Statistiquement et par retour d’expérience, avec quatre, voire cinq interventions maximum, on sauve une vie. Il est bien évident que ce n’est pas au justiciable en détresse de payer. C’est donc l’association qui doit partir à la recherche de financeurs, tout en préservant l’indépendance du juge et du tribunal. A ce jour, j’ai contacté un réseau de partenaires qui ont répondu présents : des mandataires, des administrateurs, le MEDEF Hauts-de-France, l’U2P, l’IRD, Finorpa… Nous avons les fonds nécessaires pour démarrer.
Comment expliquer le fait que parfois des chefs d’entreprise peuvent penser à commettre un acte irréparable ? Ils ne se sentiraient pas assez soutenus ?
Quand on prononce la liquidation d’une entreprise, les dirigeants ont le sentiment qu’on leur coupe la branche sur laquelle ils sont assis. Ils ont honte vis-à-vis de leur entourage et de leurs salariés, mais aussi ils n’ont pas le droit au chômage ! Que vont-ils devenir ? On parle beaucoup – à juste titre – des salariés, mais nous sommes tous passés à côté de la détresse du chef d’entreprise. Le propre du chef d’entreprise qui ne va pas bien n’est pas d’aller voir un médecin ! Il est temps que les organismes étatiques prennent en charge les chefs d’entreprise qui n’ont, je le rappelle, pas le droit au chômage.
Est-ce aussi une histoire de culture ? Par essence, la France n’est pas prompte à valoriser l’échec…
En effet. Aux États-Unis, les banques américaines prêtent à des taux moins élevés quand on tente un rebond, parce que les banquiers partent du principe que le chef d’entreprise a tiré des leçons de ses dépôts de bilan. En France, on est bien loin d’en arriver là. Statistiquement, sur dix faillis français, un seul va rebondir ou créer une entreprise. En Suède, ils sont sept sur dix ; aux États-Unis, neuf sur dix. C’est clairement une différence de culture.
1. Aide psychologique pour les entrepreneurs en souffrance aiguë
2. Pour contacter l’APESA Lille Métropole : 03 20 76 19 90