Ce transmanche si fragile...

Les salariés de la SCOP SeaFrance ont bloqué le tunnel sous la Manche après avoir pris le contrôle de deux des trois navires qu'Eurotunnel loue à sa filiale MyFerryLink. Ils ont aussi provoqué des ralentissements sur l'A16 en direction de Loon-Plage, port d'attache du Danois DFDS avec qui le gestionnaire du Tunnel a conclu un contrat de location. DFDS a annoncé ne reprendre que 202 personnes sur 600 avec les Rodin et Berlioz… Le bras de fer continue alors que le contrat d'affrètement est échu et MyFerryLink sur la voie de la liquidation judiciaire. Le point sur ce dossier emblématique du Calaisis.

« La Scop SeaFrance reste en veille sur les navires d'Eurotunnel ».
« La Scop SeaFrance reste en veille sur les navires d'Eurotunnel ».
CAPresse 2015

La SCOP SeaFrance reste en veille sur les navires d'Eurotunnel.

Elle est devenue larvée. La crise qui secoue le monde maritime (et ferroviaire) de la Côte d’Opale avec les perturbations monstrueuses engendrées la fin juin et début juillet continue d’inquiéter les pouvoirs publics français et britanniques. Après l’épreuve de force lancée par les personnels de la SCOP SeaFrance, les consultations se sont succédé. Les scopiens ont ainsi rencontré Alain Vidalies, secrétaire d’Etat chargé des Transports, ce dernier ayant reçu le 9 juillet Jacques Gounon, PDG d’Eurotunnel, et Nils Smedegaard, dirigeant du groupe danois, le 6 juillet. Le conseil de surveillance de la Scop a également vu le secrétaire d’Etat qui a gelé la situation : plus d’action contre Eurotunnel, ses navires à quai, plus de blocage du port «pour le moment» et pas de navires de DFDS à Calais. Dans la région, des élus se mobilisent pour que les scopiens puissent faire leur offre de reprise des navires, ce dont ne veut pas Eurotunnel… Dégât collatéral, la compagnie P&O Ferries a dû dérouter une partie de ses clients vers ses concurrents DFDS et Eurotunnel. Le Danois a en effet trouvé plus prudent d’abandonner le port de Calais pour se rabattre sur celui de Dunkerque, tandis que le Qatari (???° ) déroutait ses navires vers Boulogne-sur-Mer. Côté consulaire, alors qu’Eurotunnel a déposé un recours contre le projet d’agrandissement Calais port 2015, le président de la CCI Côte d’Opale et dirigeant de la société portuaire ne décolère pas : «Quand la police est appelée par Eurotunnel, elle intervient immédiatement pour libérer les voies du Tunnel. Et nous ? Rien !» Le manque à gagner du port se chiffre en centaines de milliers d’euros. A la préfecture d’Arras, on égrène les interpellations : «28 personnes ont été entendues ; ce sont des auditions libres». Eurotunnel a décidé de porter plainte contre les intrus, ces derniers pointant quant à eux la facilité avec laquelle ils se sont introduits sur le site.

«Vous croyez que les gars vont se laisser sortir comme ça ?» Si les édiles souhaitent soutenir l’offre alternative de la coopérative, il ne leur reste que peu de temps : la SCOP n’aura plus les moyens de payer ses salariés après le mois d’août. Ils devront aussi mobiliser quelques dizaines de millions d’euros pour acquérir les navires. La Région a promis à de nombreuses reprises 10 millions d’euros, la Ville de Calais, un million, l’agglomération du Calaisis, un autre million. Les Villes de Grande-Synthe et Gravelines avaient elles aussi manifesté leur intention de participer de l’aventure coopérative.

Mieux, MyFerryLink et la SCOP ont démontré en moins de trois ans que leur modèle génère de la valeur : à l’équilibre depuis le printemps, les deux entreprises auraient très probablement affiché des résultats positifs en fin d’année. «Prendre 15% du marché en si peu de temps, rentabiliser aussi rapidement l’affaire… Et vous croyez que les gars vont se laisser sortir comme ça ?» interroge Philippe Brun, avocat de la SCOP. Pire, le divorce semble consommé entre Jacques Gounon et les ex-SeaFrance. Seul à les sortir de l’ornière lors de la chute de la filiale maritime de la SNCF en leur proposant un deal gagnant-gagnant fin 2012, le dirigeant d’Eurotunnel doit faire face aujourd’hui à la déception et l’amertume de ses anciens partenaires. Eric Vercoutre, secrétaire du comité d’entreprise, dénonce la rupture de l’accord passé avec Jacques Gounon, Didier Cappelle (ex-président du conseil de surveillance, décédé récemment) et lui-même : «Il nous a dit : ‘je n’ai pas besoin de l’argent de la Région, je veux la paix sociale, je ne ferai pas sans vous’…» Dans le monde maritime, on ne rompt jamais totalement les ponts… La preuve entre Eurotunnel et DFDS, pourtant à couteaux tirés sur le marché toujours lucratif du transmanche. Au moment où nous bouclons cette édition, d’autres rencontres sont en cours. Et les navires toujours à quai…

Morgan RAILANE