Logistique intermodale
A Calais, comment CargoBeamer compte décoller
Sur les bords de l’A16, de vastes espaces fonciers, parfois encore végétalisés, sont en chantier. Services de parking pour camions, transporteurs et logisticiens... La ville est bel et bien une porte vers l’Angleterre comme vers l’ensemble du continent européen. Amazon se prépare à construire plusieurs entrepôts et les projets industriels de batteries électriques sur le site de Dunkerque doivent amener davantage de flux de marchandises. Zone Transmarck, l’allemand CargoBeamer termine sa première année d’exploitation. Premier volet de notre enquête sur un modèle économique encore incertain.
L’implantation de l’entreprise allemande de logistique CargoBeamer est le premier grand dossier économique privé qui a pris place dans le Calaisis. Chapeauté par l’agence de développement économique Calais promotion, ce dossier fait la fierté de Natacha Bouchart, maire de la ville et vice-présidente du Conseil Régional, synonyme d'emploi, de création de valeur, de décarbonation du transport routier, de belles perspectives pour le territoire… Le groupe allemand fête le premier anniversaire de son implantation à Calais dans la zone de la Turquerie. En juillet 2021, 11 mois de travaux se concluaient par la mise en service d’un terminal à deux voies doté d’une technologie brevetée.
Le dossier de presse de l’entreprise allemande explique : «Lorsqu’un train intermodal chargé de semi-remorques arrive au terminal sur une des voies ferrées, les wagons spéciaux CargoBeamer sont déchargés simultanément et latéralement. Cette opération s’effectue sans chariot de chargement ni grue, mais de manière entièrement automatique sur simple pression d’un bouton. En parallèle, de nouvelles semi-remorques attendent déjà dans les couloirs de chargement. Elles sont ensuite transférées mécaniquement sur le train après déchargement réussi. Un train entier peut être traité de cette manière en 20 minutes seulement, pour repartir peu après.»
Lors de l'inauguration du terminal CargoBeamer le 29 septembre 2021, les acteurs du dossier étaient optimistes : le vice-président du Conseil régional chargé des affaires maritimes Franck Dhersin se montrait enthousiaste : «Calais, the place to be ! Ici, c’est 50% d’argent public. L’Europe est là, partout !» Jurgen Weidman le PDG allemand, avait, quant à lui, exposé : «C’est un défi de réduire notre énergie et les émissions de gaz à effet de serre ; un défi aussi en termes de logistique vu le manque de conducteurs et la congestion des autoroutes. Nous avons désormais une solution à Calais. On peut traverser l’Europe rapidement et avec des cadences et de gros chargements. On a 36 wagons qu’on peut charger en 20 minutes. Avec 12 trains par jour, nous comptons nous déployer au rythme de 1 à 2 terminaux par an. Aujourd’hui, on a 10 trains. On compte en avoir 200 par jour d’ici 2030.»
Au total, 33 millions d’euros sont investis sur l’équipement dont beaucoup en subventions : 7 millions du FEDER, 3 millions de l’Etat, 3 millions du Conseil régional, 0,3 million de l’Agglomération calaisienne. CargoBeamer, de son côté, a emprunté 12,6 millions d’euros à la Banque européenne d’investissement et apporte 10 millions d’euros en fonds propres.
Un groupe européen
Le plan de l’entreprise est simple : tisser une toile de ferroutage du nord au sud et de l’est à l’ouest de l’Europe. Calais-Perpignan en France, Domodossola en Italie, Leipzig et Francfort en Allemagne. Outre l’Allemagne, le groupe a des bureaux en France, en Italie, en Suisse et en Espagne. Son organisation implique plusieurs entreprises qui s’occupent d’une partie de la chaîne de valeur : CB Intermodal Opération «s’occupe et suit ses clients et partenaires» comme l’indique le site du groupe ; CB Rolling Stock fabrique, exploite et assure la maintenance des wagons (qui lui appartiennent) ; CB Terminal «accompagne les sociétés des terminaux et leurs exploitants dans la construction, la mise en service, l’exploitation et l’entretien des installations en rotation».
A Marck, commune contiguë de Calais, le groupe est présent via deux filiales : CB Terminal et CB Opération Terminaux France. L’exploitation du terminal envoie les trains vers Perpignan et jusque Domodossola en Italie. «Entre Calais et Perpignan, il y a 4 rotations par semaine, ce qui signifie un total de 8 trains qui voyagent de manière hebdomadaire sur nos deux sites. Sur Calais-Domodossola, il y a 6 rotations (12 voyages par semaine). Ainsi, ce sont 20 trains qui arrivent au terminal de Calais toutes les semaines. Dans chaque train, on a une moyenne de 28 emplacements de réservation. On transporte plusieurs centaines d’unités sur les deux routes toutes les semaines», explique Tim Krause, directeur de la communication et du marketing.
Est-ce suffisant pour atteindre un point de rentabilité ? Nous ne le saurons pas car, malheureusement, le groupe refuse de donner le moindre chiffre : «Merci de comprendre que nous ne pouvons pas partager ces informations», nous a répondu Tim Krause.
Des pertes en exploitation et des recettes green
Pour nous forger un avis, nous avons reconstitué une simulation d’exploitation grâce à une source interne au groupe. Une remorque qui traverse la France est généralement facturée sur le marché autour de 1 000 euros. D’après nos informations, CargoBeamer affiche un prix autour de 500 euros. Sachant qu’un train ne peut emmener que 31 remorques, le chiffre d’affaires total possible (avec 4 trains quotidiens) est donc plafonné à 62 000 euros par jour, soit 1,8 million d’euros par mois.
Le chiffre énoncé par la direction (28 remorques par train) inclut la destination vers Domodossola. Selon CargoBeamer, ses trains seraient quasiment pleins à chaque voyage. Ce que bat en brèche un ancien salarié : «Je n'ai jamais vu un train partir avec plus de 20 remorques. Souvent, c’est 7 ou 8 remorques.» Tous les chargeurs ont intérêt à faire rouler leurs trains pour garder leurs sillons horaires, même s'ils transportent peu de remorques...
Côté charges, le coût de la traction qui tire le train avoisine les 16 000 euros. «Il faut savoir que la manutention de 20 minutes coûte 45 euros par pièce (par remorque). En fait, elle dure entre deux et trois heures», explique l'ancien salarié, ce que nous confirme un autre manutentionnaire. A Calais, 16 personnes travaillent sur le terminal dont 2 cadres, ce qui fait grimper la masse salariale totale autour de 60 000 euros par mois. En sus, la note d’électricité approche 2 000 euros mensuellement. Note positive, mais probablement temporaire, la filiale calaisienne de CargoBeamer n’a pas à payer de loyer à sa maison mère.
Au final, le compte d’exploitation de la société d’exploitation du site calaisien est inconnu, on peut subodorer qu’elle n’est pas rentable sauf à tenir pour vrai que les trains sont à 80% remplis comme l'affirme la communication du groupe. De son côté, notre source indique que l’entreprise perd entre 400 et 500 000 euros par mois. «A Calais, le terminal est trop petit. On ne peut pas envoyer plus de 3 trains par jour. On gagne un peu quand on a un train qui fait Perpignan-Italie. On a des problèmes tous les jours sur les remorques souvent trop chargées. Cela pèse et ça se joue à 1 cm quand on rate (la mise en place de la remorque dans le train).»