Zones de f(r)ictions

Festival transfrontalier unique en Europe – réunissant 19 structures culturelles flamandes, wallonnes et françaises –, le «Next Festival» s’impose comme l’un des rendez-vous hexagonaux majeurs de la création contemporaine avec près de 12 000 spectateurs l’an dernier. L’édition 2017 réunit 36 spectacles à découvrir autour du théâtre, de la danse, de la performance ou des arts plastiques. Focus sur quelques escales immanquables de cet exaltant voyage.

Lisbeth Gruwez dances Bob Dylan, magnifique solo de la danseuse et chorégraphe flamande © Luc Depreitere
Lisbeth Gruwez dances Bob Dylan, magnifique solo de la danseuse et chorégraphe flamande © Luc Depreitere

La Despedida, une création du Mapa Teatro © Camille Barnaud

Si la création théâtrale venue d’Argentine ou du Chili traverse régulièrement l’Atlantique, la Colombie restait jusqu’à présent une terra incognita en nos contrées. L’occasion est belle donc de découvrir le travail d’Heidi et Rolf Abderhalden, fondateurs du Mapa Teatro basé à Bogota. Après trois spectacles sur ce thème, La Despedida achève le projet Anatomie de la violence en Colombie consacré au long conflit armé entre le gouvernement et les Forces armées révolutionnaires colombiennes qui pris fin en 2016. Ce spectacle d’une rare puissance nous plonge en pleine forêt équatoriale où les héros sont devenus des statues ; un camp abandonné par la guérilla s’est transformé en musée ouvert à la visite, tandis qu’un chaman amazonien, diplômé de Harvard, reprend possession de la terre de ses ancêtres où pousse depuis toujours la feuille de coca, la «plante sacrée». Dans une démarche transdisciplinaire entremêlant installation théâtrale, archives audiovisuelles et témoignages écrits, le Mapa Teatro signe un spectacle intense où se répondent le mythe et la fiction, l’histoire et l’actualité, tandis que le poétique se glisse dans les interstices du réel (23 au 25 novembre à la Rose des Vents).

 

Labio de liebre, un spectacle baroque et corrosif du Teatro Petra © Juan Antonio Monsalve

Dans la lignée de La Despedida, Labio de liebre (venganza o perdòn) nous plonge au cœur de la guerre civile colombienne et de ses horreurs à travers une fable explorant les thèmes du désir de vengeance et du pardon des victimes. Créée en 2015 à l’occasion du 30e anniversaire de la compagnie Teatro Petra, la pièce se déploie autour de Salvo Castello, un homme brutal et impitoyable qui fut un tortionnaire lors du conflit armé qui opposa, durant plus de 50 ans, le gouvernement et les Forces armées révolutionnaires colombiennes. Alors qu’il purge sa peine en résidence surveillée, rôdent autour de lui les fantômes d’un garçon au «bec de lièvre», Granado Sosa, mais aussi de toute sa famille (sœur, frère et mère), des paysans dont il a ordonné le massacre… A l’image de Macbeth après son crime, l’ancien bourreau est hanté par ses victimes et ses souvenirs ; il les appelle, leur parle mais rien ne peut lui faire oublier ses exactions et leurs souffrances, sa cruauté et leur martyre, ses viols et leurs cris. Soit un théâtre envisagé comme un devoir de mémoire, courageux et lucide, dénué de discours factieux ou clivant. Dans un décor à la fois hyperréaliste et délabré, le comédien et dramaturge Fabio Rubiano Orjuela signe une mise en scène baroque et réaliste, corrosive et décalée, ponctuée de rebondissements (16 au 18 novembre au Théâtre du Nord).

 

Créations venues de Suisse et de Belgique

 

Ivanov mis en scène par Émilie Charriot © Nora Rupp

Comédie ou drame ? s’interrogeait Tchekhov à propos de son Ivanov. Émilie Charriot chemine en équilibre sur le fil des doutes du dramaturge russe avec une mise en scène s’insinuant avec finesse dans les abyssaux interstices de la pièce pour mieux nous dévoiler une condition féminine victime des relations incestueuses entre l’institution du mariage et le pouvoir patriarcal. Fonctionnaire de l’administration des affaires paysannes dont la femme est mourante, Ivanov se consume doucement dans l’âtre d’une morne existence lorsqu’il rencontre Sacha, jeune femme d’à peine vingt ans, qui va souffler sur les braises de l’amour… S’emparant de ces «fragments d’un amour impossible», la jeune metteure en scène aiguise ici les lignes de force d’une simplicité sophistiquée où, sur un plateau nu baigné de lumières vertigineuses, six comédiens magnifient un texte brûlant écrit par un Tchekhov trentenaire. Elle porte ainsi le fer dans les plaies à vif de personnages attachants dévorés par la solitude et cherchant leur empreinte dans une société en mutation qui leur file entre les doigts. Soit les multiples visages d’une humanité désemparée dont le reflet nous tend le miroir de nos vies ordinaires (22 et 23 novembre au Phénix à Valenciennes).

Plaçant le spectateur au centre de son travail artistique, Transquinquennal excelle à questionner l’ici et maintenant du théâtre. En 2012, les Bruxellois se sont emparés de La Estupidez, un texte décapant de Rafael Spregelburd. En 2017, le collectif a demandé au dramaturge argentin de leur écrire un texte original. Rejoints par deux actrices, ils fabriquent une fiction post-dramatique où les rôles ne cessent de se renverser. Nous transportant dans une étrange construction d’histoires parallèles et contradictoires, Philip Seymour Hoffman, par exemple explore ainsi les méandres de la célébrité, de l’idolâtrie de classe, de la fiction du soi, de la non-coïncidence entre la personne et son image, de l’escroquerie de la personnalité et de l’identité (18 et 19 novembre à la Maison de la Culture de Tournai).

Lisbeth Gruwez dances Bob Dylan, magnifique solo de la danseuse et chorégraphe flamande © Luc Depreitere

Sublime danseuse formée chez P.A.R.T.S., l’école d’Anne Teresa De Keersmaeker, Lisbeth Gruwez a travaillé pour Wim Vandekeybus, Sidi Larbi Cherkaoui, Jan Lauwers et, bien sûr, Jan Fabre, qui créa pour elle le solo Quando l’uomo principale è une donna. Depuis dix ans, elle signe ses propres spectacles, avec la complicité du compositeur Maarten Van Cauwenberghe, dont ce magnifique Lisbeth Gruwez dances Bob Dylan (22 novembre au Vivat à Armentières). Soit une pièce épurée et mélancolique sécrétant une forme de grâce liée à la fluidité de la danse et au minimalisme du dispositif. Ce solo évoque ainsi les fins de soirée où la plupart des invités sont partis tandis que sur la piste, solitaire, quelqu’un poursuit, inébranlable et entêté, son dialogue intérieur avec la musique. A la différence près que celle qui reste ici dans la lumière est une prodigieuse interprète, habitée par la sublime musique de Bob Dylan. La pièce apparaît alors comme un éloge de la dilution et du lâcher-prise dans laquelle Lisbeth Gruwez dessine une matière aérienne en forme d’invitation au voyage.

 

Programme complet et réservations sur www.nextfestival.eu