Terres agricoles : y aura-t-il du blé pour tout le monde ?
Les transactions dans le secteur agricole montrent à la fois une progression des achats des non-agriculteurs, la poursuite de l’urbanisation et la concentration des exploitations. Alors que les prix des céréales atteignent des records, les Safer ne cachent pas leur inquiétude pour la sécurité alimentaire.
Le prix du blé a atteint, en mai 2022, un record de 438 euros la tonne, ne cessant de progresser depuis le début de la guerre en Ukraine, alors qu’il était resté remarquablement stable, autour de 190 euros, durant les années 2019 et 2020. Les prix du maïs et du colza ont eux aussi enregistré, en ce printemps, des niveaux très élevés. Le conflit en Europe, qui a gelé les productions russe et ukrainienne, n’est pas la seule raison de cette flambée des prix. Il faut y ajouter les fortes chaleurs en Inde, qui ont amené le gouvernement de Narendra Modi à décréter une interdiction des exportations, et la sécheresse précoce en Europe occidentale, qui ravive les inquiétudes des marchés.
Inquiétudes sur la sécurité alimentaire
Dans ce contexte anxiogène, le président de la Fédération nationale des Safer, les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, Emmanuel Hyest, s’alarme des menaces qui pèseraient sur «la sécurité alimentaire des Nations». Les Safer, informées depuis 1962 de tous les projets d’acquisition ayant pour objet des biens fonciers ruraux, constituent un poste d’observation privilégié de l’évolution du secteur agricole. Emmanuel Hyest craint que celui-ci ne subisse ces prochaines années «l’accaparement du foncier, la concentration des exploitations, l’agrandissement excessif, ou le vieillissement de la population agricole».
Les chiffres des marchés ruraux pour 2021, publiés le 24 mai, pourraient à première vue inciter à l’optimisme. L’ensemble des transactions observées par le groupe Safer sont en hausse, les terres et prés (+19,2%) comme les maisons à la campagne (+21,3%), les vignes (+14,6%), pourtant affectées par la crise sanitaire, comme les forêts (+21,8%). Le volume et la valeur des biens échangés dépassent non seulement ceux de 2020, mais surpassent les chiffres de 2019.
Mais les prix connaissent une destinée contrastée. Les petites forêts (+2,8%) et surtout les maisons à la campagne (+9,3%) enregistrent une hausse. Les terres et prés non bâtis sont en revanche en baisse (-2,3%), tout comme les vignes (-1,7%). Parmi celles-ci, l’hectare de cognac continue toutefois à se vendre plus cher, 58 600 euros, en hausse de 5,8%. En revanche, l’hectare de champagne perd 5,6% par rapport à 2020.
Transfert progressif du patrimoine agricole
Mais c’est surtout la nature des acquéreurs qui inquiète Emmanuel Hyest, lui-même exploitant et élu local dans l’Eure. Dans tous les segments du marché, les acquisitions des personnes physiques non agricoles augmentent davantage que celles des agriculteurs eux-mêmes. Le marché des maisons à la campagne, définies comme des «bâtiments à usage de résidence principale ou secondaire, achetés avec un terrain agricole ou naturel par des citadins ou des ruraux non-agriculteurs», est en pleine expansion.
Il ne s’agit que de l’un des aspects de ce transfert progressif du patrimoine agricole, mais il frappe les esprits. En 2021, précise le groupe Safer, «la dynamique initiée par la crise sanitaire se poursuit ; les acheteurs confirment leur intérêt pour les maisons à la campagne, avec un pic notable de transactions en juin et juillet». Ce que l’on a décrit comme un «exode urbain», lié à l’essor du télétravail, se matérialise dans les régions considérées comme attractives, en particulier la vallée du Rhône, les littoraux ou le nord-ouest proche de l’agglomération parisienne. Nouveauté, des départements comme la Haute-Marne, l’Indre ou la Vienne, traditionnellement moins prisés, connaissent également une hausse du nombre des transactions. Enfin, contrairement aux années précédentes, les acquéreurs étrangers se font plus rares.
Les Safer distingue ce marché de celui concerné par l’urbanisation, les «biens qui ont un usage agricole au moment de la vente et qui sont destinés à être urbanisés». Cette «phase amont de la production immobilière», se poursuit à grande vitesse, en dépit des engagements récurrents des pouvoirs publics, qui, quel que soit leur échelon, prétendent limiter l’étalement urbain. 40 710 opérations ont été enregistrées en 2021, pour une surface totale de 33 600 hectares, ce qui correspond à une progression d’environ 25% par rapport à 2020. «Ce marché est marqué par la forte poussée des projets individuels», observe Loïc Jegouzo, ingénieur à la Fédération nationale des Safer. En outre, «les opérations suspendues en 2020 par les personnes morales privées et publiques ont repris en 2021».
En conséquence, «les surfaces destinées à être urbanisées atteignent un niveau inédit depuis 2009», s’alarme le groupe Safer. L’urbanisation pourrait, toujours selon les Safer, s’expliquer par une «anticipation» des acteurs économiques, compte tenu de l’entrée en vigueur prochaine de l’objectif de «zéro artificialisation nette» prévu par la loi «Climat et résilience», promulguée en 2021.
Mais la transformation du monde agricole ne s’explique pas seulement par des intervenants extérieurs. Les chiffres publiés fin mai confirment ainsi, comme les années précédentes, l’agrandissement des exploitations, la concentration du foncier entre les mains d’un nombre réduit d’exploitants qui sont de moins en moins des particuliers, et toujours davantage des sociétés à la structure complexe. Ces tendances, explique le groupe Safer, risquent d’«inciter, dans une recherche d’optimisation, à l’arrêt de l’exploitation de surfaces moins productives» et leur réorientation «vers des usages non agricoles», tels que les panneaux photovoltaïques posés au sol que l’on voit désormais dans de nombreuses campagnes. Ce qui est tout de même moins nourrissant que le blé.