Entretien avec Gilles Maréchal, coauteur de "Manger au temps du coronavirus" et fondateur de Terralim, cabinet d'accompagnement des stratégies alimentaires territoriales
«Si je suis paysan boulanger et que je produis mon propre blé, les prix restent constants»
Le RMT (Réseau mixte technologique) alimentation locale, qui réunit des experts des circuits courts, a étudié leur évolution, entre pic de croissance durant la pandémie et résilience face à la crise actuelle.
La Gazette : Les circuits courts sont souvent décrits comme une pratique vertueuse, mais plutôt marginale. Qu'en est-il ?
Gilles Maréchal : En termes de chiffre d'affaires, la consommation alimentaire via les circuits courts représente environ 10% de celle des ménages. Côté producteurs, près du quart des fermes ont adopté cette pratique et le chiffre est en augmentation : en 2010, elles étaient une sur cinq, d'après le recensement agricole. Mais ces chiffres recouvrent des situations très diverses : les maraîchers sont nombreux à vendre l'intégralité de leur production sur les marchés et via les Amap (Association pour le maintien d'une agriculture paysanne).
C'est rare chez les éleveurs.
La situation diffère aussi fortement selon les régions, selon
qu'elles se situent au nord ou au sud d'une ligne qui va de
Strasbourg à Bordeaux. Celle-ci détermine la possibilité ou pas
d'une production agricole diversifiée, secret des circuits courts.
Au Sud, ils ont toujours été présents et le sont restés. Au Nord,
depuis la fin des années 1950, la modernisation de l'agriculture a
engendré la monoculture, peu propice à leur maintien, et ils se sont
considérablement affaiblis. Mais le système n'est pas nouveau :
il était prépondérant avant 1945 et après s'être fortement
réduit, il a été réinventé à partir du début des années 2000.
L'engouement
pour les circuits courts durant les pics de la pandémie, un feu de
paille ?
Les médias ont trop vite généralisé à partir de la situation de certains producteurs qui ont vu leur chiffre d'affaires baisser après la fin des confinements. Le RMT a mené une enquête auprès de 800 intervenants du secteur : elle a montré que les circuits courts n'ont pas subi de baisse généralisée à partir du printemps 2021 par rapport au niveau de 2019. Ils sont plus nombreux à avoir vu leurs ventes rester stables ou augmenter que baisser. Sur cette dernière situation, il n'existe pas d'explication unique. Certaines sont globales : le redémarrage de la restauration collective, une baisse du pouvoir d'achat, des choix alimentaires qui évoluent... Les conditions locales peuvent aussi expliquer des difficultés. C'est par exemple le cas d'un point de vente de producteur dans ma commune : durant la crise, un deuxième magasin similaire s'est ouvert et le nombre de places au marché a augmenté. Certains producteurs, désolés de ne pas être parvenus à satisfaire la demande pendant les confinements tellement elle était forte, ont anticipé que la croissance allait se poursuivre au même rythme, ce qui n'a pas été le cas. Ils ont investi ou embauché, augmentant leurs charges. Mais au-delà des chiffres, il y une déception : ils ont le sentiment d'une ingratitude des consommateurs qui les ont abandonnés une fois la crise passée.
A quel point les politiques publiques impactent-elles le développement des
circuits courts ?
Durant la pandémie, des maires ont pris certaines décisions, comme de mettre à disposition un local pour les Amap pendant les confinements, ou bien de réserver des places sur les marchés pour les producteurs locaux... On a redécouvert le pouvoir de ces élus locaux : les décisions politiques ont pu faire évoluer le paysage de l'offre de circuits courts. Plus largement, il est probable que les projets alimentaires territoriaux, institués en 2014, ont contribué à l'essor des circuits courts durant la crise. Ils avaient contribué à ce que les acteurs locaux se connaissent mieux.
Actuellement, les projets de ce type se multiplient. Cette tendance découle d'une prise de conscience des enjeux de l'alimentation, mais elle est également liée au plan de relance, lequel prévoit des budgets pour les collectivités. Mais une fois ces fonds épuisés, nous risquons un choc de retour. En effet, la mise en place de circuits courts nécessite des investissements, notamment pour organiser la logistique ou mettre sur pied des plateformes de transformation des produits locaux. Par exemple, à Belle-Ile-en-Mer (Morbihan), île laitière, le lait est pour l'instant transformé sur le continent. Nous travaillons sur un projet de résilience alimentaire qui implique la construction d'une usine laitière sur l'île, ce qui suppose d'investir.
Quel
est l'impact des tensions engendrées par la guerre en Ukraine sur
les circuits courts ?
Dans le contexte actuel d'inflation, d'inquiétude générale et de guerre en Ukraine, les circuits courts sont plutôt épargnés. Concernant les hausses des prix en particulier, lorsque je suis boulanger et dois acheter du blé, ma situation n'est pas du tout la même que si je suis paysan boulanger et que je produis mon propre blé : les prix restent alors constants. De plus, on constate une corrélation entre circuits courts et pratiques écologiques vertueuses. Cela induit une utilisation moindre d'intrants et d'énergie et donc des coûts de production plus maîtrisés.
Mais notre époque est marquée par l'instabilité. Le court terme ne doit pas masquer le long terme. Ainsi, la crise du Covid n'a été qu'une «crisette» du point de vue de la production alimentaire ; elle n'a pas atteint les capacités de production. En revanche, la situation est très différente en ce qui concerne le changement climatique : une succession de crises est inéluctable. Même en France, elles sont déjà perceptibles, comme le montrent, par exemple, les conséquences de la sécheresse en Ardèche. Ces évolutions induisent une nécessité grandissante de relocaliser l'agriculture.