Pénibilité : des chefs d’entreprise de plus en plus inquiets

Les chefs d’entreprise sont en train de découvrir leurs nouvelles obligations en matière de pénibilité au travail. «Ubuesque, dément, complexe, kafkaïen…» Les mouvements patronaux préparent une «mobilisation positive» pour début décembre.

De gauche à droite, Alexandre Romi, Olivier Tommasini et Frédéric Motte.
De gauche à droite, Alexandre Romi, Olivier Tommasini et Frédéric Motte.
D.R.

Plus d’une centaine de responsables d’entreprise ont participé à la journée d’information sur la pénibilité du travail à la Cité des échanges, le 13 novembre 2014.

«Chronique d’un désastre annoncé, choc de complexification, coup de butoir aussi pénalisant que les 35 heures pour la compétitivité des entreprises…» Frédéric Motte, président de Lille Métropole, et Olivier Tommasini, président de la Fédération régionale du bâtiment Nord-Pas-de-Calais, n’ont pas mâché leurs mots en se faisant les porte-parole de l’inquiétude grandissante des chefs d’entreprise sur le dossier de la pénibilité qui s’est immiscé dans leur agenda de travail.

Exaspération grandissante. De fait, la loi du 20 janvier 2014 garantissant l’avenir et la justice du système de retraite, dans ses dispositions sur la meilleure prise en compte de la pénibilité du travail, passe de plus en plus mal auprès d’eux. Le nombre d’appels croissant à la Cité des entreprises, qui en reçoit quelque 1 700 par mois sur cette thématique, en témoigne. Alexandre Romi, qui y est conseiller en relations sociales et syndicales, note chez eux un changement de tonalité : «C’est très nouveau. Jusqu’ici on m’appelait pour un conseil, un renseignement. Là, l’explosion des appels sur cette thématique nous oblige à tirer la sonnette d’alarme. Il y a une saturation, ils n’en peuvent plus…»

Les dispositions de cette loi, et notamment ses décrets d’application parus au Journal officiel du 10 octobre 2014, les inquiètent de plus en plus, voire les exaspèrent au fur et à mesure qu’ils prennent conscience des nouvelles obligations qui s’imposeront à eux en deux temps : le 1er janvier 2015, puis le 1er janvier 2016.

Le Medef Grand-Lille a donc pris la mesure de cette inquiétude. Il organisait le 14 novembre à Entreprises et Cités une «journée préventive» d’information sur «La pénibilité au travail – Actualité et mise en œuvre», avec notamment l’intervention de Nathalie Buet, directrice “santé au travail” au Medef national. Y ont participé quelque 110 DRH, directeurs juridiques, responsables qualité et autres responsables sécurité. L’occasion pour le Medef Grand-Lille d’expliquer les raisons de cette montée d’exaspération patronale.

Les sujets d’inquiétude de ces chefs et responsables d’entreprise ? La solidité technique et juridique de la loi, la définition et la méthode d’évaluation des facteurs de pénibilité, l’incertitude sur les coûts, les risques de recours judiciaires encourus… La liste est longue et multiple. Un exemple avec le bruit : «Le seuil existant pour déclencher des actions de prévention était de 85 décibels, il passe à 80 décibels, soit une baisse non pas de 6%, mais de 69% compte tenu de l’échelle logarithmique. Augmenter de 3 décibels double l’intensité. Du jour au lendemain  sans transition, nombre de chefs d’entreprise, les restaurateurs par exemple, qui n’étaient pas concernés jusqu’ici, seront impactés… Il n’y a eu aucune concertation avec les professions.»

De gauche à droite, Alexandre Romi, Olivier Tommasini et Frédéric Motte.

De gauche à droite, Alexandre Romi, Olivier Tommasini et Frédéric Motte.

L’exemple du bâtiment. Si «c’est l’industrie qui trinque» avec des secteurs industriels particulièrement touchés comme l’imprimerie, le textile, le secteur du bâtiment apparaît fortement concerné. Pour prendre l’exemple de son propre groupe, Olivier Tommasini a témoigné de son inquiétude en détaillant la fiche de prévention des expositions à certains facteurs de risques professionnels qu’il est tenu de remplir, mais qu’il ne remplit pas. «Je ne peux pas me permettre de dépenser des heures et des heures d’administratif alors que je suis déjà obligé de diminuer les emplois dans mon entreprise. Comment mesurer les 600 heures de portage de parpaings de 15 à 20 kg par un maçon qui travaille sur 5 à 10, voire pour certains 20 chantiers par an, et chaque jour 10 à 15 tâches par jour ? Comment définir les postures pénibles ?», s’interroge-t-il en imaginant que, si ces évaluations (1,5 équivalent temps plein estimé) sont faisables par les grandes entreprises : «Il y aura toute une gamme d’entreprises artisanales qui ne le feront jamais.» Et d’expliquer avoir «pris cette loi sur la pénibilité comme une baffe, car c’est nier tous les efforts d’amélioration des conditions de travail faites». Et de craindre aussi «la zizanie que cela va créer entre nos salariés, le développement des contentieux…» Pour autant, insiste-t-il, «on ne contexte par qu’il fallait faire quelque chose pour ceux qui ont vécu des situations de pénibilité dans leur carrière professionnelle, c’est le dispositif qui nous fait arracher les cheveux. Il y a la problématique de perte de compétitivité : cela va alourdir le fardeau des entreprises, qui sont déjà les moins rentables d’Europe».

Faire confiance. «Là, on nous rajoute 50 kg dans notre sac à dos, alors qu’on nous demande de courir plus vite… Entre les intentions et les mises en œuvre, il y a un véritable gâchis. On est en train de casser l’énergie des chefs d’entreprise», déplore Frédéric Motte avant d’expliciter le «mouvement» qui était alors en préparation pour début décembre : «Ce ne sera pas une manifestation contre, mais une mobilisation positive pour l’emploi, pour la croissance, pour la simplification. Nous aimons notre région, nos entreprises, nos salariés. Nous avons envie de nous battre, de nous développer. C’est l’essence même du chef d’entreprise. Face à ces incertitudes et à cette impréparation, l’inquiétude des chefs d’entreprise grandit. S’il n’y a pas de confiance, il n’y a pas d’investissement et donc pas d’emploi.» Frédéric Motte et Olivier Tommasini appellent à «faire confiance aux chefs d’entreprise».