Patrick Martin, président du Medef : «Nous aimons le risque, mais pas l’incertitude»

Dans un entretien accordé à l’association ResoHebdoEco, qui regroupe 26 titres de presse économique régionaux, Patrick Martin se dit préoccupé par le fossé grandissant entre le débat politique et les réalités économiques du pays. 

Patrick Martin, président du Medef. © Romuald Meigneux
Patrick Martin, président du Medef. © Romuald Meigneux

Vous avez, dites-vous, une double lecture de l’année qui vient de s’écouler. Quelle est-elle ?

PM. Une première plutôt positive. L’objectif de croissance défini par le gouvernement (1%) est atteint et nous situe plutôt en tête du peloton européen. Dans le même temps, le marché de l’emploi a tenu si nous résonnons sur l’année. Mais nous avons aussi vu, au fil des mois, plusieurs indicateurs se dégrader. Nous avons un énorme ‘warning’ sur l’investissement des entreprises (-3,5%). Rien que pour tenir la cadence de neutralité carbone à l’horizon 2050, il devrait s’élever à 40 milliards d’euros de plus chaque année. Pour cela, l’investissement global devrait progresser de plus de 10% or ce n’est pas le cas. Et l’origine n’est pas le financement - les banques françaises ont augmenté leur crédit aux entreprises en valeur absolue - mais le manque de confiance dans l’avenir. La dissolution a été un coup de tonnerre pour tout le monde, les dirigeants en particulier. Nous aimons le risque, mais pas l’incertitude. Il est très clair que, compte-tenu de la confusion qui règne dans le paysage politique, beaucoup d’entre nous ont suspendu investissements et recrutement, ce qui pèse sur la croissance. Dès le mois d’août, j’ai alerté sur la situation en annonçant une récession au quatrième trimestre et une détérioration de l’emploi. Il faut urgemment que les politiques prennent conscience de la situation économique, qui devient de plus en plus inquiétante.

Et génère la dégradation conjoncturelle actuelle ?

Il y a une dégradation conjoncturelle générale qui s’est confirmée au fil des mois, particulièrement pour les filières construction, automobile, industrie, et leurs métiers périphériques. Sous l’effet direct de décisions politiques inappropriées, tant au niveau de la France que de l’Europe (excès de règlementation, suppression ou non des moteurs thermiques...), nous avons ‘sagouiné’ ces secteurs. Seuls 250 000 logements ont été mis en chantier comme... en 1953, où l’on comptait 25 millions d’habitants en moins. De façon moindre, le bloc énorme de la consommation courante a souffert. L’effet facial lié à l'inflation a masqué la baisse des volumes car les chiffres d’affaires progressaient. Et maintenant que nous n’avons plus le cache-misère de l'inflation, nous voyons que la consommation courante, y compris alimentaire, n'a pas redémarré. Par ailleurs, des secteurs comme le digital ou l’ingénierie qui enregistraient une bonne progression en 2024, affichent désormais un ralentissement assez marqué.

Patrick Martin au SIAL Paris, le salon international de l'agroalimentaire. © Medef

Quant à l’augmentation des défaillances (plus de 67 000 en 2024 soit un niveau supérieur à 2009 et à 2010-2012) ce qui est plus préoccupant, c’est de voir apparaitre l’industrie (sous-traitance automobile notamment) et le bâtiment (25% des dossiers) parmi les filières concernées et surtout une taille d’entreprise plus importante (les effectifs touchés ont progressé de 25%).

Nous étions sur une bonne dynamique depuis cinq ans : la France était le pays le plus attractif d'Europe en matière d'investissements directs étrangers, d'implantations ou d'extensions d'usines et le pays a été en mesure de créer 2,5 millions d'emplois malgré la covid et le choc énergétique lié à la guerre en Ukraine. Les entreprises françaises étaient parvenues à réduire significativement le taux de chômage. Elles s’étaient également rapprochées de la moyenne européenne en matière de fiscalité. Clairement cette dynamique s’est interrompue. 

Mais là n’est pas votre seul motif d’inquiétude...

Nous sommes effectivement très inquiets sur l’état des finances publiques et les 1 000 milliards d’accroissement de la dette sur les quatre dernières années, dont 50% s’expliquent par le déficit des retraites. La stabilité gouvernementale et sociale a un prix, mais il ne faut pas qu’il soit excessif or ce qui se dessine dans le cadre des projets de loi de finances est plus que préoccupant. Les entreprises vont supporter l'essentiel de l'effort. Soyons clairs : ce n'est pas l'effort en lui-même qui nous pose problème, mais sa charge (13 milliards d'euros de plus, via la surtaxe de l’impôt sur les sociétés pour les grandes entreprises, le taux sur les bénéfices qui va monter à 35 %...). Nous sommes préoccupés par le fossé grandissant entre le débat politique et les réalités économiques.

Nous avons par ailleurs déjà augmenté la contribution des entreprises de 0,15 à 0,25% de la masse salariale cette année pour faire face aux engagements de l’AGS (régime des garanties de salaires, qui prend en charge la rémunération des salariés dans les entreprises en procédures collectives, ndlr). C'est le régime le plus favorable d'Europe. Nous assumons nos responsabilités.

Quid de la réouverture du dossier retraites ?

Elle nous inquiète. Nous ne sommes pas indifférents au mauvais accueil réservé à la précédente réforme, mais cela n’enlève rien au fait qu’elle était déjà insuffisante pour équilibrer nos régimes de retraite. La remettre à plat, c’est recréer de la perturbation, s’exposer au risque ultime qu’elle soit vidée de sa substance et partir en terra incognita. Nos régimes sociaux sont à bout de souffle et ne se financent plus. Donc soit démocratiquement nous convenons que nous allons dégrader les prestations sociales, soit nous nous donnons les moyens de les maintenir dans la durée, ce qui impose de rééquilibrer financièrement ces régimes.

Nous sommes sous surveillance de l’Europe et des marchés financiers. La dette publique française est détenue à 54% par des investisseurs étrangers qui peuvent partir du jour au lendemain. Les mépriser, c’est jouer avec le feu. La retraite, c’est un déterminant. Le risque d’un effondrement financier n’est pas nul. Nous allons probablement nous prêter au conclave, mais nous serons très alarmistes sur l’impératif d’équilibrer durablement ces régimes qui ont un impact sur le taux d'emploi et la croissance dans le pays. Il faut tout faire pour éviter un scénario à la grecque avec des baisses de 30% pour les retraites ou de 20% pour les salaires. Or les choix politiques courageux sont quasiment impossibles à prendre dans le contexte politique actuel. C’est notre grande inquiétude. 

© Medef

Niveau international, il semblerait que nous rentrions aussi dans une grande période d’incertitude ?

À travers le budget présenté en France, nous allons complètement à contresens de ce que font quasiment tous les autres pays alors que l'Europe est en train de décrocher par rapport aux États-Unis et même la Chine. Plutôt que de prendre des mesures d'économie structurelle de dépenses publiques, le gouvernement va altérer les performances des entreprises et l'attractivité de la France. Nous ne sommes pas dans un monde fini et stable, mais compétitif. Les entreprises étrangères emploient 2,5 millions de salariés dans l’Hexagone et, globalement, 20% des salariés français travaillent directement ou indirectement pour l'exportation. Cela aurait donc des effets très lourds si le commerce international se dégradait, notamment via l'établissement de barrières douanières. Mais ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis n'est que l'amplification de ce qui se passait déjà sous le mandat de Joe Biden et lors du premier mandat de Donald Trump.

Avec un effet d’aspiration de l’économie américaine ?

Fin 2023, il y avait 110 milliards d'euros d'épargne française investis simplement en bons du trésor américain. Aujourd’hui, ce sont 330 milliards d'euros. Et là, il s’agit de l'épargne des Français !

Les dirigeants aussi investissement prioritairement outre Atlantique car la rentabilité est meilleure, l'énergie deux à trois fois moins cher, la fiscalité plus attractive et le marché en pleine croissance. Mais nous n’allons pas nous regarder ‘crever’. Pour nous remuscler, nous voulons que ces données factuelles de compétition économique internationale soient prises en compte par nos décideurs publics.

Comment ?

Je suis raisonnablement optimiste s’agissant de l’Europe car, paradoxalement, l'élection de Donald Trump peut nous aider. Désormais, nous n’avons pas d'autre choix que de prendre des décisions. Il faut aller dans le sens de la simplification, parce que l'Europe est une machine à produire des normes. Nous attendons beaucoup de la loi dite ‘omnibus’ qui vise à réduire les charges administratives et réglementaires pesant sur les entreprises européennes. Il y a une diplomatie économique très active de la part des patronats européens auprès de la Commission et du Parlement. Et cela donne des résultats car nous sommes totalement alignés sur la stratégie de compétitivité que se doit d'avoir l'UE. Nous rêvons que les mêmes causes produisent les mêmes effets en France. Il faut notamment tirer parti de l’épargne massive pour qu’elle serve avant tout à investir dans nos entreprises, encore faut-il que nous soyons compétitifs et rentables.

L’accord sur le Mercosur a pourtant tendu la perception que nous avions sur l’intérêt d’un libre-échange ‘déréglementé’ ?

Nous demeurons favorables aux traités commerciaux et au libre-échange, mais équitable. Pour le Mercosur, il faut probablement revisiter un certain nombre de clauses miroirs pour vérifier qu'il n'y aura pas de concurrence déloyale et que nos standards environnementaux seront respectés. Mais se priver, par principe, des opportunités qu’il présente, c'est se priver de croissance et d'emploi. Si l'Amérique du Nord se ferme pour partie, si la Chine aussi et que nous nous interdisons d'aller commercer avec des zones dynamiques comme l'Amérique latine, où allons-nous trouver notre business ? La France a un déficit commercial chronique et il faut y remédier. Oui, il faut des accords de libre-échange équilibrés. C’est valable pour le Mercosur, comme pour le CETA avec le Canada qui est ultra favorable à l'économie française. Ces sujets sont devenus complètement passionnels et instrumentalisés politiquement. Au final, nous finissons par perdre de vue l'intérêt collectif. 

Qu’espérez-vous pour les entreprises françaises en 2025 ?

Prioritairement : la simplification d'autant que c'est politiquement assez indolore. Il a été chiffré par l’OCDE que la sur-règlementation en France, c'est-à-dire des normes qui ne servent à rien à part créer des contraintes supplémentaires, coûte 2% du PIB soit 60 milliards d'euros !

L’énergie est aussi un autre sujet essentiel avec, au premier chef, le prix de l’électricité. Il y a des avancées, notamment dans les négociations avec EDF, et nous sommes relativement confiants. Mais un industriel ne décide pas de ses investissements du jour au lendemain. Il faut donc clarifier ce sujet, en veillant à aller dans le sens d'une meilleure compétitivité.

Enfin, il faut remettre à plat tout le financement de la protection sociale et renvoyer à la fiscalité une partie de ces charges sociales qui pèse trop sur les entreprises et sur les salariés. Il faut redonner de l'oxygène aux dirigeants pour investir et redonner des marges de manœuvre pour revaloriser les salaires nets. Il faut trouver une solution alors que la situation politique ne réunit pas les conditions de décision aussi structurelles qu’indispensables. 

Entretien réalisé par Laurent Garcia (L'Écho du Mardi) et Hélène Vermare (groupe Écomedia)

Données clés 

- Patrick Martin est président du Medef depuis juillet 2023. 

- Il préside, depuis 1994, aux destinées du groupe familial Martin-Belaysoud, basé à Bourg-en-Bresse, créé en 1829 et spécialisé dans la distribution de produits et services pour l’industrie et le bâtiment (3 200 salariés, 1,2 milliard d'euros de chiffre d’affaires).