«On peut diminuer la dépense publique sans sabrer dans le social»
A l’occasion de la sortie de son livre Les 10 préjugés qui nous mènent au désastre économique et financier (Editions Odile Jacob), Jacques de Larosière a bien voulu répondre aux questions de La Gazette Nord-Pas de Calais.
La Gazette: Votre livre est en préparation depuis longtemps. La sortie correspond-elle à un moment particulier ?
Jacques de Larosière : C’est une analyse que je conduis depuis pas mal d’années et qui m’amène à penser que des présupposés qu’on voit partout ne sont pas fermement établis. Je pense qu’il faut dénoncer les erreurs. Je n’avais aucune raison de retarder la sortie de ce livre parce que ce sont des erreurs qui nous coûtent cher. Je le médite depuis un certain temps et il fallait le finir.
Vous remettez en cause l’analyse
keynesienne mais vous recommandez de s’y appuyer pour relancer l’économie…
Si je peux me permettre, je n’ai pas mis en cause
l’analyse keynésienne : au contraire j’ai montré qu’elle a apporté un
souffle nouveau à l’économie. La stimulation de la demande interne a été très
positive. Ce que j’ai remis en question, c’est l’usage, depuis Keynes, qui
s’est établi : à savoir de faire durer la stimulation. Keynes était un
économiste qui voulait lutter contre les baisses de conjoncture mais pas de
manière pérenne. Après la stimulation, on s’arrêtait,
puis le cycle économique reprenait. Ce que je conteste, c’est de faire cela tout
le temps parce que si vous faites cela, vous avez un problème d’endettement.
Keynes était très prudent sur l’endettement public ; il était très
conservateur. Pas de prélèvement obligatoire au-dessus de 25% du PIB. Or, on est à 45%, donc
très loin de Keynes. Je suis un keynésien mais qui suit Keynes.
Le marché n’est pas raisonnable. Le politique doit-il reprendre un rôle d’arbitre plus prononcé ou un acteur plus puissant ?
Keynes était méfiant envers les marchés :
beaucoup de keynésiens devraient relire cette phrase : «Lorsque
l’organisation des marchés financiers se développe, l’activité de spéculer
l’emporte sur l’activité d’entreprendre». Elle est rarement citée : le
marché a pris une dimension exacerbée depuis 30 à 40 ans. Les «croyants» en la
valeur du marché ont fini par établir deux présupposés erronés : 1) le
développement et l’intégration des marchés sont favorables à la croissance
économique, ce qui n’est pas démontré ; 2) Les marchés se corrigent eux-mêmes
quand ils dévient des fondamentaux. En 2007 et 2008, on a vu que les marchés ne
se corrigeaient pas du tout eux-mêmes. J’ai une certaine méfiance envers les
marchés et je pense qu’on leur a trop lâché la bride depuis une quarantaine
d’années. Ce n’est pas une conception que partagent les acteurs financiers qui
dirigent le système. Je suis, en cela, non conformiste.
«Prendre des décisions, ce n’est pas se cacher derrière la dette. Sinon, la génération à venir n’aura pas les bénéfices de la démocratie !»
La dette est une problématique
constante dans votre analyse, mais elle permet de créer de la valeur. On a
toujours fait comme cela. Pourquoi s’en méfier aujourd’hui ?
Au-delà d’un certain niveau, la dette devient un
facteur de moindre croissance. Parce qu’elle génère des intérêts et une charge
qui réduit la capacité de créer de la richesse. Nous avons malheureusement
dépassé ce point (100% du PIB en dette publique) et je signale les
inconvénients de cette situation. Même avec des taux d’intérêt très bas, la
dette nous coûte très cher. Son service représente le second budget de la nation.
C’est plus de 2 points de PIB. Les pays qui ont pris une autre politique que la
nôtre (comme l’Allemagne qui a réduit le montant de sa dette) ont des
performances supérieures aux nôtres en termes de croissance et d’emploi. Il ne
faut pas s’obstiner dans une médication qui est dangereuse pour le corps
social. Les gouvernements empruntent sur les marchés, c’est le plus facile.
Depuis l’effondrement du système de Bretton Woods (taux fixe entre les
monnaies), on est entrés dans une économie d’endettement à croissance très
rapide. L’observation économique montre que le «multiplicateur» keynésien1 est
moins efficace quand il y a trop de dette. Celle-ci génère une incertitude et
un manque de confiance. Les agents économiques doivent être confiants dans
l’avenir. Si la confiance n’est pas là, la croissance n’y sera pas. Ou moindre.
Peut-on se permettre de faire de la relance keynésienne ? C’est une bonne
question. Des études sont en cours qui montrent les limites du multiplicateur
en fonction de l’endettement qui prévaut.
Et pour les entreprises ?
La dette privée a aussi fortement augmenté. Une grande partie de l’endettement public se fait par obligations. C’est inquiétant car c’est générateur de crise. Si le cycle économique ralentit, le poids de la dette provoque la crise. Des crises surviennent parce que certaines entreprises ne peuvent plus payer et entraînent les banques qui leur ont prêté. C’est assez sérieux car, depuis la crise de 2007-2008, l’endettement global du monde a augmenté ; on n’a donc pas tiré les leçons de la crise. Nous sommes aujourd’hui, en France, les champions de la dette privée.
16 000 milliards remis au pot
par l’Europe et les États-Unis après la crise de 2008 : c’est énorme. Existe-t-il
un bouton «reset» sur certains
niveaux d’endettement ?
Il y a des cas où il n’y a pas d’autres moyens que
de restructurer la dette. C’est arrivé : le Venezuela, l’Argentine ;
ça a failli être le cas de la Grèce. On arrive à des arrangements entre
créanciers et débiteurs. La stratégie de la dette que j’ai développée, c’est
que les efforts devaient être partagés entre créanciers et débiteurs. Il y a eu
des exemples célèbres avec la France révolutionnaire et ses assignats. Bonaparte,
lors du Directoire, a œuvré pour le «tiers consolidé», à savoir que les deux
tiers de la dette seraient perdus.
Mais dénoncer la parole donnée rend les créanciers très méfiants… S’ils prêtent
à nouveau, c’est à des taux supérieurs. C’est une arme à double tranchant. Si
on s’endette à tort et à travers, et que l’on croit que ce n’est pas un
problème, on se trompe parce qu’on transfère sur les générations futures des
problèmes. La dette devient trop lourde et la croissance décroît. C’est une
attitude antisociale : les futures générations n’ont pas choisi cela. On
décide pour eux que notre train de vie actuel est plus important que le leur.
Cette dette sert en fait à payer les fins de mois et part dans la consommation.
Si encore ces emprunts servaient à l’investissement productif… Ma réflexion
est aussi de caractère politique. La démocratie c’est, en grande partie, la
possibilité pour les citoyens de déterminer à travers leurs élus les grandes
orientations qu’on devrait leur soumettre. Depuis 50 ans, c’est un déni. Les élus ne font pas leur travail
stratégique. On accumule la dette. Et un beau jour, les problèmes vous éclatent
à la figure. C’est ce qui se passe aujourd’hui. Prendre des décisions, ce n’est
pas se cacher derrière la dette. Sinon, la génération à venir n’aura pas les
bénéfices de la démocratie ! Si les choix politiques disparaissent, il n’y
a plus de démocratie. Les générations passeront leur temps à être écrasées par
notre dette ou à la renégocier.
Vous êtes pour le RIC des gilets jaunes alors ?
Je ne sais pas si je suis pour le RIC… Les dérives
que je décris dans ce livre ont été avalisées, acceptées, tolérées par les élus et les gouvernants de la
République pendant 50 Ans. Y a-t-il eu une seule fois un débat à l’Assemblée nationale ?
Jamais sur les grandes orientations. C’est un défaut de la démocratie.
Le problème est-ce les
élites ?
Oui, en partie. Les élites ont contribué
objectivement à ce que les vrais problèmes ne soient pas posés et que tout soit
noyé sous les vannes du crédit et de l’endettement. C’est une politique que je
conteste. Les événements que nous vivons devraient nous inviter à réfléchir sur
cette absence de débat.
«On doit accepter l’idée de travailler 3 ans de plus ; c’est une idée prosociale qui éviterait les conflits intergénérationnels»
Comment rattraper les
choses ? Les Français ne veulent pas travailler plus. Comment
fait-on ?
C’est le langage que j’entends depuis 50 ans. Il y
a le responsable politique qui ne souhaite pas être confronté à des réformes de
structures (comme la réforme du départ de l’âge à la retraite). Ce n’est pas
une attitude de chef d’Etat. Il y a une autre attitude, celle des gouvernants
responsables : «Je ne suis
pas élu pour être réélu, mais pour améliorer le bien-être national». C’est
Alcide De Gasperi qui disait : il y a 2 catégories d’hommes politiques.
Ceux qui ont un horizon à 5 ans pour leur réélection et ceux qui ont une vision
à une génération pour le bien-être national. Il est vrai que les gens préfèrent
souvent la facilité à l’effort. Les élus ont poussé à cela. Mais la vérité
finit toujours pas vous rattraper. C’est maintenant le cas. Trop de dépenses
publiques, trop de prélèvements obligatoires (46% quand la moyenne européenne
est à 37%). Il y a un ras-le-bol
fiscal, c’est ce que disent les gilets jaunes. Je suis même étonné que
ces réactions n’aient pas eu lieu plus tôt. Ça nous invite à nous pencher sur
la pression fiscale. Je ne dis pas que c’est facile mais je pense que le peuple
français est un peuple intelligent et que si on lui explique les choses, il les
comprend. On peut diminuer la dépense publique sans sabrer dans le social. Il y
a plusieurs pistes que j’ai étudiées : maintenir l’âge de la retraite à 62
ans alors qu’il est de 65, voire 67 ans, partout ailleurs en Europe. Si on ne
touche pas à la limite des 62
ans, on devra diminuer les retraites et je vous souhaite bien du courage… On
doit accepter l’idée de travailler 3 ans de plus ; c’est une idée prosociale
qui éviterait les conflits intergénérationnels. Il y a une seconde mine
d’économies, c’est les abus de la multiplication des étages dans l’administration
territoriale où vous avez trop d’échelons qui entraînent des dépenses considérables.
L’Italie se met en marge des
observations budgétaires que l’Europe lui adresse depuis le mandat de son
nouveau gouvernement dit «populiste».
Qu’en pensez-vous ?
L’Italie a fait un redressement remarquable en
termes de dépense publique. Ce pays a un excédent primaire : quand vous
défalquez les taux d’intérêt, vous voyez qu’ils ont un surplus important qui va
déterminer le profil futur de la dette italienne. La France n’est pas capable d’avoir un surplus
primaire. Donc, en tendance, la dette italienne plafonne (ou diminue
légèrement) et la nôtre augmente.
La répartition, les gains de
productivité ont servi le capital plutôt que la force de travail. Est-ce un
levier ? Doit-on mieux répartir la valeur ajoutée ?
On ne peut pas être égalitaires. Il y a des gens
qui réussissent mieux que d’autres. Le capital est indispensable car il sert à
l’investissement. Mais il faut veiller à ce que l’inégalitarisme inhérent à la
condition humaine ne soit pas tel qu’il amène un nombre important de personnes
dans la pauvreté. Si on détache une fraction substantielle de la classe moyenne
vers la pauvreté, alors on crée un malaise social qui se manifestera
inévitablement parce que les gens sont anxieux. Non seulement parce qu’ils
tombent dans la pauvreté mais parce que leurs enfants risquent d’y naître. Dans
les pays anglo-saxons, on est beaucoup plus inégalitaires. En France nous le
sommes moins mais cela s’est tout de même dégradé. Il y a une répartition par l’impôt
sur le revenu que la moitié des foyers fiscaux ne paient pas.
Mais il y a la TVA aussi. Et
tout le monde la paie…
C’est tout à fait vrai. Il faut se poser la
question des droits indirects et donc de la TVA. L’impôt indirect
représente près d’un tiers de la masse fiscale totale. Ce tiers est
inégalitaire par définition. Si vous avez des revenus très faibles, en
proportion vous payez plus que quelqu’un qui a de gros revenus. Est-ce que le
mix d’un impôt direct et un impôt indirect est correct ? Je ne sais pas,
je ne suis pas fiscaliste. En tout cas il en va de la cohérence sociale. Y réfléchir, c’est un des
aspects positifs qui peut naître de ce mouvement.
- Multiplicateur keynésien : Keynes démontre que l’investissement public dans l’économie engendre une multiplication par 4 de la richesse finale créée.