«L’incertitude pèse lourdement sur notre avenir professionnel !»
Les commissaires aux comptes sont dans la tourmente. Le relèvement des seuils d’audit légal proposé dans le projet de loi Pacte pourrait gravement impacter leur profession. Jean Bouquot, président de la CNCC, fait le point sur la menace qui se précise et l’avancement des négociations avec Bercy pour éviter le pire…
Pouvez-vous faire un état des lieux sur la transposition de la directive européenne et sur le rapport de l’IGF, Inspection générale des finances, qui préconise de s’aligner sur cette directive, notamment en matière de seuils ?
Je rappelle que les textes européens ne prescrivent aucun seuil en matière d’audit légal. Tout au plus, ils précisent un seuil indicatif. Les États membres sont libres de leur choix en regard de leur économie. D’ailleurs, plus de la moitié des pays européens ont retenu un seuil inférieur au texte européen. Cependant, les textes européens qui définissent la petite entreprise sont nettement plus élevés que les seuils français. S’agissant des seuils d’audit actuels en France, il est vrai qu’ils ne sont pas homogènes d’une forme juridique à l’autre. Pour une SAS, une SA ou une SARL, les obligations de commissariat aux comptes diffèrent. Cette situation n’était plus tenable et aujourd’hui, la simplification appelait à une harmonisation mais pas à un relèvement aussi brutal.
Le Gouvernement souhaite cette harmonisation des seuils ?
Il a effectivement précisé, en automne dernier, qu’il souhaitait harmoniser les dispositions s’appliquant aux petites entreprises françaises. L’objectif est donc d’avoir des règles homogènes, quel que soit le statut juridique de l’entreprise. Face aux seuils indicatifs européens, la question est de savoir s’ils sont appropriés à notre économie et à notre culture. En novembre 2017, les ministres de la Justice et de l’Economie et des Finances ont confié une mission à l’Inspection générale des finances pour apprécier et rendre objectives les décisions à venir, sachant que celles-ci devaient s’inscrire dans le cadre de la loi Pacte. Le rapport de l’IGF, rendu public début mars, a finalement conclu que les seuils européens sont adaptés à notre culture juridique et à notre économie, ce que nous contestons. Le rapport met, par ailleurs, en doute, l’utilité du commissaire aux comptes, ce qui n’est évidemment pas notre vision. Le rapport souligne enfin qu’un commissaire aux comptes étant aussi un expert-comptable, il pourrait facilement transférer son activité vers l’expertise comptable.
Ce qui n’est évidemment pas votre position…
Nous sommes bien entendu en total désaccord avec ce rapport, puisque certains commissaires aux comptes n’exercent pas le métier d’expert-comptable, répondant à l’attente des pouvoirs publics français, Ministère de l’Économie en tête, qui depuis 15 ans, réclame que le commissariat aux comptes soit de plus en plus spécialisé. La formation, l’attitude et le jugement ne s’improvisent effectivement pas et donc, il est illusoire de penser que tous les commissaires aux comptes qui perdront leurs mandats PE retrouveront instantanément une activité d’expertise comptable. Début avril, nous avons eu confirmation des Ministres de la Justice et de l’Économie que les positions préconisées par l’IGF constituaient bien l’objectif. Ils annonçaient également la mise en place d’une commission, présidée par de Patrick de Cambourg – président de l’Autorité des normes comptables (ANC), ndlr – qui, jusqu’au 15 juin, a pour mission d’affiner, d’accompagner et de proposer un certain nombre de dispositifs, notamment autour du relèvement des seuils et de la présence des commissaires aux comptes dans les groupes.
Avez-vous fait des propositions à cette commission ?
Oui, nous avons notamment proposé une présence dans les petits groupes et dans certaines petites entreprises, que nous avons baptisé «révision légale». Ces propositions sont en cours d’examen et de construction. Aujourd’hui, nous avons une profession angoissée, voire en détresse, qui se pose beaucoup de questions sur son avenir. Je rappelle que ce sont 153 000 mandats qui pourraient disparaître, sur un total de 196 000 sociétés commerciales, représentant un chiffre d’affaires de plus de 800 millions d’euros – sur un total de 2,5 milliards. À notre avis, les conclusions du rapport de l’IGF se basent sur des présupposés erronés, notamment celui qui voudrait que l’intervention du commissaire aux comptes soit inutile puisqu’il n’y a que 2 % de rapports avec réserves. C’est là totalement ignorer notre rôle de mission permanente et de prévention par rapport aux choix de l’entreprise dans le cadre de son projet d’arrêté des comptes.
Si le Gouvernement suivait les conclusions du rapport de l’IGF, la profession serait largement impactée ?
Sur les 13 500 membres inscrits, ce sont quelque 3 500 consœurs et confrères, exerçant ce métier à titre quasiment exclusifs, sur tout le territoire français – et jusqu’à 7 000 collaborateurs -, qui verraient leur avenir professionnel directement menacé. 8 000 étudiants seraient aussi brutalement privés de tout débouché. Pour le reste de la profession, l’impact varie en fonction des activités de chaque cabinet mais elle n’est jamais marginale, y compris pour les plus grands d’entre eux pour lesquels elles concernent de 15 à 25 % du chiffre d’affaires, voire plus encore. Par ailleurs, nous sommes des entrepreneurs qui avons besoin de visibilité. Aujourd’hui, brutalement, nous n’en avons aucune. C’est le brouillard complet avec l’arrêt des embauches et de la promotion des collaborateurs et chacun sait que les entreprises vivent très mal dans l’incertitude. De leur côté, les jeunes qui s’engagent dans la filière du chiffre sont tout aussi inquiets. Pour le moment, dans le cadre de leur diplôme d’expertise comptable, les textes prévoient un certain nombre d’heures en commissariat aux comptes. C’est une bonne façon de se former. Avec le relèvement des seuils, les possibilités deviennent moins grandes. Pour ceux qui veulent devenir commissaires aux comptes, ce sont des emplois potentiels qui pourraient disparaître.
Une étude d’impact a-t-elle été réalisée ?
Non, il n’y a pas eu de réelle étude. Dans notre approche, nous avons extrapolé en fonction du chiffre d’affaires global impacté, du coût moyen d’un mandat et du temps passé par les collaborateurs.
Les tarifs des commissaires aux comptes sont-ils réglementés ?
Non, nos honoraires sont libres. Nous sommes sur un marché ouvert et concurrentiel et nous sommes d’ailleurs une profession totalement ouverte sans numerus clausus.
Quel est le coût moyen de l’intervention du commissaire aux comptes dans une PME ?
Nous avons donné le chiffre de 5 700 euros, par an, pour les mandats en dessous des seuils européens. Il faut néanmoins préciser que sur les deux à trois millions de petites entreprises françaises, seules 153 000 sont soumises au commissariat aux comptes. Quand le Gouvernement annonce vouloir alléger la vie de millions de PME, il est donc très loin du compte.
Le relèvement des seuils pourrait-il conduire à une augmentation du coût de l’intervention des commissaires aux comptes ?
Je ne pense pas que le coût d’intervention du commissaire aux comptes augmenterait, car le marché est très concurrentiel. Les entreprises maîtrisent aujourd’hui toutes les dépenses. Elles mettent assez souvent en concurrence, même les commissaires aux comptes. Si les seuils sont relevés, je ne vois donc pas nos tarifs flamber. Je vois surtout un appauvrissement et une disparition partielle de notre profession.
Les négociations ne sont pas terminées… Quelle est aujourd’hui votre action ?
Le 23 mars dernier, nous avons remis un livre blanc aux Pouvoirs publics. Ce document constitue une base pour les travaux de la commission présidée par Patrick de Cambourg. Nous alimentons par ailleurs cette commission en propositions. Nous travaillons sur des modes de présence dans les petits groupes, piste ouverte par l’IGF dans son rapport. Nous intervenons également sur la mission de révision légale, en cours de construction, sur un périmètre en cours de définition. Son objectif principal serait de donner une opinion sur les comptes et d’apporter de la valeur ajoutée au chef d’entreprise à travers des avis et des recommandations, un état de sa situation de contrôle interne et d’autres éléments, notamment de préventions économiques. Cette mission de révision légale ne couvrirait plus les domaines juridiques que les textes imposent aujourd’hui, notamment concernant les conventions réglementées. Nous avons d’autres pistes, non encore totalement explorées. Il est donc trop tôt pour en parler d’une façon détaillée.
Vous dites que l’intervention du commissaire aux comptes est indispensable aux petites entreprises ? Quel est l’intérêt de la maintenir ?
Un climat de confiance général doit exister au sein tissu économique, en particulier pour les petites entreprises qui, en France, se financent beaucoup trop par le crédit inter-entreprises. Clients et fournisseurs se financent mutuellement à travers les délais de paiement. Il nous paraît donc important qu’il y ait un niveau de confiance suffisant dans la qualité des comptes annuels présentés. Par ailleurs, si l’on veut orienter – comme le Gouvernement le projette – une partie de l’épargne des citoyens vers des PME, il faut une réelle garantie de qualité des états financiers. Le commissaire aux comptes a par ailleurs un rôle de dialogue avec le chef d’entreprise sur son contrôle interne, sur son environnement, sur ses risques… La prévention des difficultés de l’entreprise à travers la procédure d’alerte est aussi un élément important dans le dispositif. Le rôle de gendarme, de «gardien du droit», est également présent, à travers le devoir de révélation des faits délictueux.
Certains vous diront que l’expert-comptable et le commissaire aux comptes font pratiquement la même chose ?
Les missions sont différentes, les codes de déontologie sont différents. L’expert-comptable a une mission de conseil. Par essence, il n’a pas le même regard que le nôtre.
Qu’aimeriez-vous dire aux chefs d’entreprise ?
J’aimerais leur dire que, certes, le coût de notre intervention n’est pas négligeable, mais nous pensons qu’elle a une valeur en termes de sécurité de leur activité, de leur entreprise et du tissu économique dans lequel elles évoluent. En outre, je suis convaincu que nous pouvons avec eux renforcer davantage cette valeur ajoutée et être encore plus présents en termes de prévention des risques, y compris ceux qui apparaissent aujourd’hui en matière de cyber sécurité. C’est cette approche que nous voulons promouvoir dans la profession. Il est évident que nous devons évoluer mais nous sommes convaincus que ce n’est pas en enlevant le gardien vigilant de la transparence, de la règle et de la qualité de l’information financière que l’on fait progresser l’économie.