Lester Brown : “Business as usualn’est plus possible”

Le 28 septembre, Lester Brown était invité dans le cadre des débats du CJD Lille Métropole (Centre des Jeunes Dirigeants) que préside Laurent Bazin. A invité exceptionnel, cadre exceptionnel : le Débat d’idées s’est tenu dans le grand hall d’EuraTechnologies, avec la participation de Marc Roquette (PDG du Groupe Roquette frères) et de Philippe Vasseur (président du World Forum Lille). Lester Brown a présenté ses deux livres : Basculement, comment éviter l’effondrement économique et environnemental ? et Rebond, des entrepreneurs engagés pour la planète. Plus de 200 personnes ont assisté au débat.

La Gazette Nord – Pas de Calais, avec KPMG et la Caisse d’épargne Nord de France et Flandre assurances sont partenaires de ces débats qui proposent de partager l’expérience d’un dirigeant ou d’une personnalité autour d’un déjeuner.

Lester Russell Brown (né en 1934) est un agroéconomiste et analyste environnemental américain. Pionnier des recherches sur le développement durable, il a été l’un des premiers à écrire sur les problèmes liés à l’écologie. Parmi la vingtaine de livres et des publications traduites dans plus de 40 langues, les plus connus sont surtout Plan B 2.0: Rescuing a Planet Under Stress and a Civilization in Trouble (Sauvetage d’une planète sous pression et d’une Civilisation en crise) et Eco-économie : une autre croissance est possible, écologique et durable. Lester Brown est le fondateur de l’Institut Worldwatch ainsi que du Earth Policy Institute, organisation non gouvernementale basée à Washington D.C., dont il est actuellement le président. Le Washington Post l’a décrit comme étant “l’un des penseurs les plus influents de notre époque ”. Et Jean-Louis Borloo a dit s’être inspiré de lui pour le Grenelle de l’environnement. Il a expliqué sa théorie du basculement et les actions à mettre en oeuvre pour éviter l’effondrement économique et environnemental, présentées dans deux nouveaux livres.

Lester Brown : A quel point sommes-nous près du basculement ? Combien de temps nous reste-t-il ? Le conseiller au gouvernement du Royaume-Uni sur le développement durable pense que nous pouvons aller jusqu’à la fin de ce siècle. Mais quand on insiste pour avoir une date, il parle de 2030. Jonathan Porritt, un environnementaliste britannique, pense que ce sera plus tôt : en 2020. Il parle même d’une grande récession. Je me demande aussi quelle sera la date du basculement. Dans les prochaines années, très certainement. Il y a des signes annonciateurs. En janvier 2010, si on m’avait dit que la Russie brûlerait cet été-là, à cause d’une vague de chaleur sans précédent, je n’y aurais pas cru. Pourtant, c’est bien arrivé. Pendant sept semaines, la température s’est élevée à plus de 8°C au-dessus des normales saisonnières, provoquant de gigantesques incendies incontrôlables et la mort de 56 000 personnes. Une autre conséquence importante a été la baisse de 40% des récoltes de blé, de 100 millions à 60 millions de tonnes seulement. Je me suis imaginé la même chose à Chicago. Si les 8°C supplémentaires avaient été atteints dans cette région américaine qui produit 400 millions de tonnes de blé, elle n’aurait pu récolter que 160 millions de tonnes. Le résultat aurait été un formidable chaos sur le marché mondial du blé : hausse des prix alimentaires, baisse des exportations des pays producteurs, échange pétrole contre grain des pays pétroliers, etc. Au lieu des images de Moscou enfumée, on aurait eu celles d’émeutes de la faim dans les pays pauvres et d’Etats en faillite. Voilà pourquoi je peux dire que nous sommes proches du point de basculement. D’autant plus qu’en 2011, les récoltes sont en baisse, les prix pour la plantation de grains sont déjà en augmentation, et les stocks sont en baisse. Au Texas, grande région productrice de blé aux Etats-Unis, les 12 derniers mois ont été les plus secs de son histoire. Même phénomène pour la ceinture des Etats producteurs de blé tout autour du Texas. Et 2012 serat- il meilleur pour les récoltes ? Non. Les agriculteurs de ces régions n’ont pas l’intention de planter plus de blé puisque le grain coûte plus cher. On sait donc déjà qu’il y aura moins de blé en 2012.

L’alimentation, maillon faible du XXIe siècle. Le monde est en train de changer. Il devient très différent de ce qu’on connait. Il est très difficile d’en imaginer les conséquences. Pourtant, je vais aborder ce futur par le biais de plusieurs grands thèmes. Le premier sera l’alimentation : c’est le sujet principal du changement climatique. Les archéologues ont constaté que le manque d’alimentation entraîne le déclin d’une civilisation. Certains peuples ont disparu à cause de problèmes dans leur système d’irrigation ; d’autres, à cause de la déforestation. L’alimentation est donc le maillon faible du monde au XXIe siècle.

Intéressons-nous à l’aspect de la demande. La population mondiale a franchi la barre de 7 milliards de personnes. Chaque jour, il naît 353 000 nouveaux bébés. Cette pression démographique est énorme sur les ressources en alimentation et en eau ; 2 milliards de personnes veulent monter dans la chaîne alimentaire aujourd’hui. Or, elles sont en concurrence avec l’automobile pour bénéficier des productions agricoles et des biocarburants, qui utilisent 100 000 tonnes sur les 400 000 tonnes produites dans le monde. Considérons maintenant l’aspect de l’offre alimentaire. Depuis 100 000 ans, une certaine stabilité a été atteinte, dans la mesure où l’agriculture a su évoluer pour maximiser la production en fonction du système climatique. Mais tout est en train de changer. Nous ne sommes plus en synchronie et devons faire face à des changements climatiques de grande ampleur. Un autre facteur important est le manque d’eau. Nous mangeons 500 fois plus d’eau que nous n’en buvons. C’est-à-dire que les productions agricoles et l’élevage ont des besoins en eau qui dépassent largement ceux de celle que nous buvons. Aujourd’hui, dans 18 pays du monde, l’eau est pompée en sous-sol. En Inde, 175 millions de personnes sont nourris par pompage. En Chine, c’est 120 millions. Les Etats-Unis font la même chose. Si on compte bien, on s’aperçoit que la moitié de la population mondiale vit avec des ressources en eau issues des pompages souterrains. Jusqu’où peut-on pomper dans les réserves naturelles ? Jusqu’à épuisement ? On va au-delà du rendement durable. C’est aussi le cas avec la pêche : il n’y a plus de renouvellement des espèces de poissons à cause de la surpêche. N’oublions pas que les archéologues ont dit que la destruction des ressources entraîne le déclin.

Les énergies renouvelables, ressources illimitées. Que pouvons-nous faire ? Il est clair que faire comme d’habitude ne fonctionne plus. Business as usual n’est plus possible ! L’alternative, c’est le plan B. Ce sont des changements radicaux.

D’abord, il faut réduire de 80% nos émissions de CO2. Pas en 2050 : en 2020 ! Les politiques ont tort d’attendre. Il n’est pas encore garanti qu’on arrive à sauver la calotte glacière. Cette calotte est une métaphore du problème climatique car si elle fond, elle élèverait de 7 mètres le niveau de la mer. Ce qui inonderait tous les 19 grands deltas d’Asie, tous producteurs de riz comme celui du Bangladesh et du Mékong. Je reconnais qu’il est difficile de faire le lien entre le pôle Nord et les deltas de l’Asie. Si on veut augmenter l’efficacité énergétique de l’économie mondiale, il suffit de quelques gestes. Par exemple, changer toutes les ampoules à incandescence contre des Leds : on économise alors 80% d’énergie. Si on les combine avec des détecteurs de mouvement dans les pièces pour éteindre la lumière quand il n’y a plus personne, on passe à 90% d’économie d’énergie ! Un autre exemple est la voiture électrique. Elle est fantastique. Son moteur est trois fois plus efficace qu’un moteur à combustion. Toyota, avec ses Prius et Nissan distribuées aux Etats- Unis, a un potentiel énorme. Donc, la première chose à faire est de baisser la consommation énergétique, puis d’en augmenter l’efficacité. Ce qui veut dire passer aux énergies renouvelables.

Le vent, le soleil, la géothermie sont en abondance, sans problème d’épuisement. Les capacités mondiales de la géothermie sont de 13 000 mégawatts, celles du solaire sont de 37 000 mégawatts, et celles du vent, de 240 000 mégawatts. Le vent sera donc au centre de l’économie. D’autant plus qu’il est facile à utiliser. Sans dire qu’il faut mettre des éoliennes sur tous les toits, il est possible d’avoir beaucoup de champs d’application, pour les usines notamment. Aux Etats-Unis, les débuts de l’éolien datent de 1980, avec 15 à 100 mégawatts fournis. Au Texas, une centrale éolienne de 10 000 mégawatts sera bientôt mise en service. A titre de comparaison, une centrale nucléaire ne dépasse pas une production de 8 000 mégawatts. Mais c’est la Chine qui est en avance : elle va plus loin que les autres, avec une production de 10 000 mégawatts, tandis qu’au Gansu, une plate-forme produisant 38 000 mégawatts sera bientôt terminée – ce sont les besoins de la Pologne ou de l’Egypte ! On n’aurait jamais pu imaginer tout ça avec les énergies fossiles. Au Texas, on trouve les deux : quand le pétrole s’épuise, les champs d’éoliennes fonctionnent toujours. Nous avons l’opportunité d’investir dans des sources d’énergie pour plusieurs siècles ! C’est la première fois que ça arrive depuis l’âge industriel.

Les nouvelles donnes de la sécurité. Un autre des trois éléments du plan B est la stabilisation de la population mondiale à 8 milliards maximum. La clé pour ce faire : remplir le manque. Cela concerne 215 millions de personnes dans le monde, souvent les plus pauvres, qui veulent planifier leur famille, soit un total de 1 milliard de personnes. Pour casser ce cycle de pauvreté, il faut créer des écoles pour les enfants, augmenter l’accès aux soins. Nous avons les ressources pour éradiquer la pauvreté : en sauvant les forêts, en préservant les sols, en régénérant les réserves maritimes, mais aussi en restructurant l’économie avec des systèmes de taxes fiscales, sur les énergies fossiles, par exemple. Aux Etats-Unis, le prix de l’essence ne prend pas en compte le changement climatique et ses coûts indirects comme les soins des personnes qui ont des problèmes respiratoires. Le prix réel devrait passer de 4 à 12 dollars. Cela permettrait de faire baisser les taxes sur les revenus et d’augmenter celles sur les émissions de CO2.

Le coût de l’éradication de la pauvreté est de 200 milliards par an pour le monde. Avec le stress fiscal actuel, cela représente beaucoup d’argent. Il faut donc redéfinir la sécurité mondiale. Celle du XXe siècle était dominée par deux guerres mondiales et une guerre froide. Au XXIe siècle, les menaces sont autres : changement climatique, augmentation de la population, manque d’eau, hausse des demandes alimentaires. Au XXI e siècle, sécurité ne veut plus dire armement ! Moins d’un tiers du budget militaire américain, soit 200 milliards, pourrait être alloué à l’aide des systèmes de soutien des pays pauvres. D’autant plus qu’il n’y a plus de menaces militaires aux Etats-Unis.

La volonté pour tout changer. Mais la vraie question est de savoir si nous pouvons le faire. J’ai relu l’histoire économique des Etats-Unis pendant la Deuxième Guerre mondiale. Après l’attaque de Pearl Harbour en décembre 1941, Roosevelt avait dit que l’industrie automobile américaine pouvait devenir un modèle de production d’armement. Malgré la crise économique, il a commandé 45 000 tanks et 60 000 avions à ces industries qui se sont restructurées en quelques mois. Je me souviens avoir vu ces usines dans le Michigan produire des pièces d’armements, 24 heures sur 24 et sept jours sur sept. Au total, 229 000 avions ont été fabriqués, soit beaucoup plus que prévu. Cet exemple montre que si on veut changer, on peut le faire.

Aux Etats-Unis, nous sommes très proches du point de basculement. Mickaël Bloomberg, le maire de New-York, a récemment fait un don de 70 millions de dollars à un club de protection de l’environnement, en demandant la fermeture des dernières mines de charbon dans le pays. Si des gens comme lui le disent, et pas seulement les politiques, c’est que c’est important.

Finalement, on parle de changer la planète. Mais la vraie question est celle du changement de civilisation. Nous devons tous nous impliquer et choisir une problématique : fermer les charbonnages, implanter des éoliennes, par exemple. Et le faire ensemble.

Le livre du CJD montre le point de vue des industries et non celui des écologistes. Il manifeste une inquiétude croissante de la part du monde des entreprises. Ce livre prouve que les entreprises peuvent agir localement et prendre les choses en main. C’est ainsi que le monde pourra avancer.