Les secrets de fabrication des «districts» italiens
Avec sa croissance en berne, l'économie italienne n'apparaît pas comme un modèle. Et pourtant, de petits écosystèmes locaux, les «districts» affichent de belles performances, notamment à l'export. Comme Biella, au Piémont, pour le textile de luxe. Reportage.
Il faut imaginer une ville italienne, petite, excentrée, d’où partent des camions lourdement chargés de tissus précieux réalisés à partir des laines les plus coûteuses. Direction la France, les ateliers de Chanel, Vuitton, ou Hermès, pour fabriquer des manteaux à 15 000 euros pièce… La ville italienne, c’est Biella, 45 000 habitants, à mi-chemin entre Turin et Milan, dans le Nord du pays. Biella est un «district», l’un de ces écosystèmes d’entreprises très majoritairement petites et moyennes, qui composent des filières très localisées. Au total, d’après la Banque Intesa Sanpaolo, l’Italie compte 156 districts comprenant 20 000 entreprises, essentiellement dans le nord et le centre du pays. Les districts existent dans de nombreux secteurs : biens d’équipement pour la maison, bijouterie, mécanique, tissus, produits alimentaires… Ils constituent de véritables poches de croissance, dans une péninsule où le PIB n’a crû que de 0,2% sur ce premier semestre. Par exemple, entre 2017 et 2018, leur taux de croissance a été de 5 points supérieur à celui des autres zones. Et en 2017, sur l’excédent commercial italien (90 milliards de dollars), 79 proviennent des districts.
L’AJPME, Association des journalistes spécialisés dans les PME, organisait récemment un voyage de presse à Biella. Là-bas, c’est depuis l’ère pré-romaine que l’on produit du textile : l’eau qui arrive dans la plaine, abondante et sans calcaire, est idéale pour laver la laine et faire tourner les machines… C’est sur ces bases que la filière s’est peu à peu constituée. Aujourd’hui, seule la matière première est importée. Toutes les autres activités sont réalisées sur place, tissage, filage, reprisage, traitement des tissus, contrôle de qualité… et aussi, la fabrication des machines elles-mêmes. Au total, quelque 231 entreprises travaillent dans le secteur, pour un chiffre d’affaires de 3 milliards d’euros (2016). En 2008, le secteur a très sévèrement subi la crise, mais il est parvenu à redresser l’activité en misant sur le haut, voire le très haut de gamme, et sur l’export. En 2018, celui-ci pèse environ 1,4 milliard d’euros, en progression, et devant les autres districts de la mode italienne, et notamment Prato, en Toscane.
«Le monde entier du textile, dans un rayon de 20 km»
Parmi les entreprises historiques de Biella, figure Piacenza, créée en 1623. Environ 40% de la production de l’entreprise, qui compte 270 salariés, part pour la France… A sa tête, Carlo Piacenza représente la 13ème génération de la famille qui détient cette société au savoir- faire proche de l’artisanat, pour certaines étapes de la production. Pour la finition des cashmere, par exemple, le lissage réalisé avec des chardons séchés, qui extrait des fibres du tissu en douceur, garantit la tenue de la laine sur le très long terme… «Dans un rayon de 20 kilomètres, j’ai tout le monde entier du textile, le tissage, la teinture… C’est ce qui nous rend uniques et forts. Ce serait une catastrophe de perdre cet écosystème, qui nous permet aussi une grande rapidité d’exécution : nous arrivons à faire vite car nous sommes proches», témoigne Carlo Piacenza, également à la tête de l’Union Industrielle de Biella. Dans le quotidien de l’entreprise, si l’une des ouvrières spécialisées détecte une anomalie dans une pièce de tissu, celle-ci partira chez une PME spécialiste du reprisage des défauts de tissage. Et, en cas de pic de production, Piacenza trouve immédiatement un sous-traitant, doté de 50 machines à tisser.
Mais les savoir-faire traditionnels ne suffisent pas : «aujourd’hui, l’enjeu de la digitalisation est fondamental», estime Carlo Piacenza. Autre sujet d’avenir, le développement durable. «Il faut toujours continuer d’évoluer. Le développement durable est une opportunité. L’industrie textile est très polluante, nous devons mettre sur pied un système pour devenir de plus en plus vertueux, et, à terme, produire sans polluer», poursuit l’entrepreneur. Aujourd’hui, pour Biella, s’ajoute un impératif de formation et de recrutement. Le district, en croissance, peine à embaucher : dans cette ville où la population décroît, il n’est pas simple de convaincre des familles, dont certains membres ont pu connaître le chômage en 2008, d’envoyer leur progéniture dans cette branche… Sur la colline, dans un campus à l’allure soignée, Città Studi, qui dispense des formations professionnelles ou initiales, s’applique à «fabriquer» la relève.
Nés de la désintégration de grandes entreprises
D’après Giacomo Beccatini, économiste, auteur de «districts industriels et Made in Italy. Les bases socio-culturelles de notre développement économique», les districts sont nés de la crise du modèle de production et de consommation de masse des Trente glorieuses. Dans ce contexte, en Italie, un droit commercial favorable aux micro-entreprises et la tendance des grands entreprises à externaliser des phases de la production ont favorisé la naissance de districts, nés de la désintégration d’une ou plusieurs grandes entreprises. Par exemple, tourneurs et fraiseurs, licenciés, ont repris le travail sur les mêmes machines, mais comme sous-traitants dans de petites entreprises. Lesquelles se sont peu à peu dégagées de la sous-traitance pour se tourner vers des marchés… jusqu’à devenir les concurrentes des grosses boîtes, avec l’avantage de la souplesse et des coûts salariaux moins élevés.
D’autres districts (comme Biella), se sont formés par condensation d’un «noyau artisano-industriel», enraciné dans l’histoire. Ainsi, dans des lieux isolés comme Castel Goffredo, district de chaussettes et collants, en Lombardie, ce sont parfois des communautés fermées, disposant des matières premières nécessaires qui ont initié des aventures d’industrialisation, en s’appuyant sur des dynamiques essentiellement familiales. Quelle que soit leur genèse, d’après Giacomo Beccatini, les districts présentent tous certaines caractéristiques. Par exemple, ils ont tendance à se concentrer sur les secteurs où il est possible d’atteindre rapidement des économies d’échelle. Par ailleurs, ce sont des systèmes où s’articulent une compétition acharnée et mais aussi une collaboration entre entrepreneurs. «Le comportement rationnel d’une entreprise «districtualisée» est, en général, différent de celui d’une entreprise isolée», précise Giacomo Beccatini. Elle aura, par exemple, tendance à se fournir chez une entreprise qui appartient au même district, même si le coût est supérieur, un comportement rationnel dans une perspective de moyen long terme…