Les micro-travailleurs, forçats de l'intelligence artificielle ?
Sur des plateformes de micro-travail, des individus effectuent des tâches répétitives, destinées à préparer des applications d'intelligence artificielle. Une première étude française explore ce nouveau phénomène. Déjà 260 000 personnes seraient concernées.
Avec les manifestations des livreurs de plateformes de services comme Deliveroo, ce nouveau type d’organisation du travail, avec ses contraintes, est apparu au grand jour. Mais les «micro travailleurs», ceux qui exécutent des micro-tâches depuis leur ordinateur, auprès d’autres types de plateformes, demeurent encore très largement dans l’ombre… France Stratégie, organe de réflexion rattaché au Premier ministre, organisait récemment à Paris une journée d’étude consacrée aux enjeux de ce nouveau phénomène. Une table ronde a fait le point sur la situation en France, en s’appuyant sur la première étude réalisée par des chercheurs, dans le cadre du projet Diplab.
«Le secteur commence à être assez bien établi en France. Il existe un réservoir assez large de main-d’œuvre disponible pour ces travaux. Il s’agit d’une population assez différenciée (…) souvent dans une situation de précarité», résume Paola Tubaro, chargée de recherche au CNRS, l’une des auteurs de l’étude sur «le micro travail en France. Derrière l’automatisation, de nouvelles précarités au travail ?». Au niveau de l’offre, l’étude a recensé 23 plateformes réellement actives, dont 14 françaises. Parmi ces entreprises, figurent par exemple, Clickworker, Pactera, Foule Factory ou encore Amazon Mechanical Turk. Ces plateformes se différencient selon leur fonctionnement. Le modèle principal demeure celui des «intermédiaires simples», décrit Paola Tubaro. Dans une relation à trois, la plateforme met en relation entreprise et client. C’est le cas d’Amazon Mechanical Turk, notamment. «Un nouveau modèle plus compliqué, multi-niveaux, commence à s’affirmer (..) Plusieurs systèmes imbriqués réalisent l’intermédiation. Cela permet un meilleur contrôle de la qualité», ajoute la chercheuse.
Portés par des entreprises comme Pactera ou Lionbridge, ces systèmes sont conçus pour répondre à des commandes provenant d’acteurs tels Google ou Microsoft. Dans tous les cas, les micro-travailleurs, (le plus souvent payés à la pièce et sans nécessité de qualification), exécutent des tâches comme étiqueter des images, transcrire des mots, améliorer des données… L’objectif consiste généralement à développer et à améliorer des solutions basées sur l’intelligence artificielle. Bref, selon les chercheurs, les micro-travailleurs sont les «artisans invisibles mais nécessaires de l’automatisation». Il y en aurait 260 000 environ en France, d’après l’étude. Toutefois, Clément le Ludec, chercheur à MSH Paris-Saclay insiste sur la «difficulté» à évaluer une «activité invisible», avec des «modes d’implications très variés» qui vont de l’intensif au très occasionnel. Par ailleurs, «sur certaines plateformes, la frontière entre micro-travail et freelancing est assez poreuse», ajoute le chercheur.
22% des micro-travailleurs en-dessous du seuil de pauvreté
D’après l’étude, 63,4% d’entre eux ont entre 25 et 44 ans. Et parmi ces derniers, ils sont 43,5% à posséder un diplôme supérieur à bac +2, un niveau surdimensionné, par rapport aux tâches demandées. Autre aspect du profil, 56,1% sont des femmes. Sans surprise, c’est le besoin d’argent qui est d’abord avancé comme motivation, suivi par la possibilité de moduler son emploi du temps. Le revenu mensuel moyen qu’apporte le micro-travail en France (toutes plateformes confondues) est très inégalement distribué, avec une moyenne d’environ 21 euros par mois. Seulement 18,5% des micro-travailleurs se connectent à une seule plateforme. La plupart d’entre eux cumulent des travaux sur au moins deux autres plateformes, sites ou applications.
Et leurs profils se révèlent extrêmement hétérogènes. «Cela peut concerner les gens à un moment du cycle de leur vie, et pas seulement des étudiants», commente Marion Coville, chercheuse à l’Université de Nantes. Cas personnel rencontré au cours de l’étude, Thomas, 37 ans, ouvrier qualifié, qui a réalisé un investissement malheureux dans l’immobilier. Pour tenter de s’en sortir, il ajoute quelques minutes de micro-travail à sa journée d’activité. Autre exemple, Claire, professeur en art plastique de 40 ans, un enfant et un conjoint. Lors de sa mutation, elle ne retrouve pas d’emploi et le micro-travail s’introduit dans son quotidien, une vingtaine de minutes par jour. En trois mois, elle a gagné 120 euros, qui servent «comme argent de poche et pour la vie quotidienne», explique Marion Coville. Et c’est ainsi que chez ces femmes, réaliser un moment de micro-travail finit par s’ajouter à un poste à temps partiel et au travail domestique. Une évolution qui suggère un «glissement vers une triple journée», met en garde Marion Coville.
Autre constat de l’étude, le revenu du micro-travail est «très souvent nécessaire», indique la chercheuse. Exemple, avec Sabine, 56 ans, qui vit seule, au RSA, à la recherche d’un emploi. Elle s’adonne au micro-travail de 14h à 2h du matin, pour être en phase avec l’arrivée des tâches des trois plateformes américaines avec qui elle correspond, dont Clicksense. Cela lui rapporte 130 à 170 euros par mois, pour ses dépenses alimentaires courantes. «Comme le quart des répondants, elle vit sous le seuil de pauvreté», commente Marion Coville.
Aujourd’hui, les interrogations commencent à poindre dans le débat public, sur le micro-travail et les micro-travailleurs : sont-ils salariés ? Indépendants ? « Il n’y a pas eu de décision de justice pour l’instant, alors qu’on commence à en avoir pour les plateformes de services à la demande», note Louis Charles Viossat, inspecteur général à l’Igas, Inspection générale des Affaires sociales, spécialiste des problématiques liées à ces nouveaux phénomènes. Pour appréhender cette nouvelle réalité économique et sociale, il en appelle à «plus d’implication des pouvoirs publics».