Les géomètres-experts redoutent l’ubérisation
Relevés effectués par un drone, signature électronique, bornage sans borne… Réunis en congrès à Nancy, fin juin, les géomètres découvrent “l’ère numérique”. Ils craignent toutefois une concurrence à bas prix venue d’Internet… mais aussi de leurs partenaires, architectes ou notaires.
Si les entrées de ville sont moches, ce serait de la faute des géomètresexperts ? D’où vient l’essentiel de l’étalement urbain ? Qui en sont les principaux acteurs? ”, Jean-François Dalbin, géomètre-expert à Vincennes et président de l’ordre professionnel, est furieux. Devant plusieurs centaines de ses pairs, réunis fin juin pour leur 43ème congrès à Nancy, et en l’absence de la ministre du logement Emmanuelle Cosse, qui avait pourtant promis de venir, le représentant de la profession s’échauffe contre “les donneurs de leçons”. La transformation du territoire, la construction incessante de zones commerciales, logistiques, pavillonnaires, ne sont plus des phénomènes ignorés. Les conséquences de cet étalement urbain s’invitent désormais à la “une” des journaux. Mais les géomètres-experts n’apprécient pas le reflet que ce traitement médiatique donne de leur profession. “Nous sommes une profession discrète et fière ; nous sommes meurtris”, assure Jean-François Dalbin. “Ce sont les lotissements industriels et commerciaux qui portent la responsabilité de cette France moche”, affirme-t-il, tandis que sa profession conçoit essentiellement “du lotissement pavillonnaire groupé”. Dans la salle du palais des congrès de Nancy, le président de l’ordre dénonce “les attaques inqualifiables” des “architectes, ou architectes-urbanistes, architectes-paysagistes, qui s’offrent des titres ronflants pour se prévaloir de qualités qu’ils n’ont pas”. Le beau, poursuit-il, “serait-il l’apanage d’une seule profession ?”. Les architectes ne sont pas les seuls visés. “Nous devons affronter nos amis notaires depuis leur dernier congrès, au sujet de la publicité foncière. A croire que les temps sont durs”, lâche le représentant de la profession.
Bonne image dans l’opinion. On ne connaissait pas aux géomètres-experts tant d’animosité. Le métier demeure traditionnellement à l’écart du débat public. Les 1 800 praticiens, titulaires du monopole du bornage, exercent en bonne intelligence avec les corps d’Etat, les professions juridiques et l’industrie du bâtiment. Le grand public ne les connaît qu’à travers leurs travaux, par exemple à l’occasion d’un bornage, et leur réputation est d’ailleurs excellente. Selon un sondage commandité par l’ordre à l’institut Opinion Way, 92% des clients “considèrent que l’intervention a été utile et qu’elle a été de bonne qualité”, souligne Bruno Jeanbart, directeur général adjoint de l’institut. La profession bénéficie par ailleurs d’une “perception positive” de 79% des sondés, moins que les paysagistes (84%), mais davantage que les architectes (75%), les notaires (62%), les agents immobiliers (39%) ou les syndics de copropriété (33%). L’ordre des géomètres-experts, qui fête cette année ses 70 ans, orchestre régulièrement des opérations qui visent à faire connaître la profession du grand public. Ainsi, le 6 mai dernier, 70 praticiens se sont livrés à une mesure simultanée du niveau des mers, de Dunkerque à Perpignan et de Brest à Menton. Ils ont pour cela utilisé 44 marégraphes, des instruments répartis sur les côtes ou le long des fleuves soumis à la marée. De même, les géomètres-experts effectuent de temps à autre des mesures précises de l’altitude exacte du Mont-Blanc, du pic d’Ossau ou de la dune du Pilat. La spécialité, comme les autres professions réglementées, craint ce qu’il est convenu d’appeler “l’ubérisation”, la concurrence soudaine d’un nouvel acteur pratiquant des prix inférieurs et un service performant. “Sur Internet, des sites sans médecin délivrent des consultations, des sites sans avocats donnent des conseils juridiques. Demain, des marchands vendront des délimitations de propriété”, s’inquiète JeanFrançois Dalbin. A Nancy, l’hyperconnexion est au centre des travaux des congressistes, qui ont choisi pour thème “Dessinons le monde à l’ère numérique”. Le GPS, la numérisation et la multiplication des données disponibles ont amplement modifié, depuis une quinzaine d’années, la pratique du métier. Dans le petit hall d’exposition du palais des congrès de Nancy, les fabricants de drones présentent leurs multiples appareils, des structures ultralégères en forme d’abeille, de libellule, d’avion ou de bateau. Sur le stand de la société Heliceo, un drone orange à l’allure de catamaran, de la taille d’une chaise de bistrot, attire les regards. Renseignements pris, l’appareil est très utilisé dans les carrières de sable. Plutôt que de laisser le vent et la pluie éroder les stocks, les gestionnaires des carrières préfèrent conserver le sable au fond de grands étangs. La mesure du stock, confiée à des géomètres-experts, s’effectuait traditionnellement à bord d’une embarcation et à l’aide d’un sondeur manuel. Désormais, le drone qui navigue sur l’étang peut, en quelques minutes, effectuer le sondage, et délivrer le résultat au centimètre cube près.
Bornage sans borne. Ces évolutions ouvrent des perspectives mais aussi des craintes. Les travaux du congrès, composés de trois séances d’une demi-journée, examinent les conditions d’un “bornage sans borne”. C’est l’espoir de plusieurs jeunes praticiens, invités à exposer leurs travaux aux congressistes. Les “visites virtuelles”, le stockage des maquettes en ligne et la signature électronique permettent désormais cette pratique. Mais si les professionnels ont les connaissances pour effectuer un bornage virtuel, d’autres techniciens peuvent s’y mettre aussi, qu’ils possèdent ou non le titre officiel de géomètre-expert. “Vous êtes face à un mur. En plaçant votre smartphone connecté devant le mur, vous voyez, en superposition, les tuyaux qui le parcourent ”, explique Jean-Odon Cenac, géomètre-expert à Revel (HauteGaronne). “Et cela, vous pouvez le faire, mais votre client aussi voire, j’ose le dire, le maçon”. Denis Attencia, géomètre-expert à Fougères (Ille-et-Vilaine) et rapporteur général du congrès, avertit ses confrères : “Nous pouvons nous faire ubériser de deux manières différentes. Soit en effectuant des actes à faible valeur ajoutée que tout quidam est à même de faire. Soit en persistant à conserver les mêmes types de délivrables, informations peu claires et graphiques pas explicites”. En revanche, conseille-t-il, “si le géomètre-expert livre, en plus du plan, une image 3D de la clôture, il rend un service supplémentaire et ne laisse pas d’espace à un tiers”. L’art, en somme, de ne pas s’inspirer des taxis.