Le monde sur un plateau
Fidèle à la ligne artistique initiée par son directeur, Romaric Daurier, le Phénix, Scène nationale de Valenciennes, conjugue exigence artistique et ouverture sur le monde à travers une programmation éclectique autour du théâtre, de la danse, de toutes les musiques et du cirque contemporain. Brève sélection de quelques spectacles théâtraux incontournables d’une foisonnante saison.
Outre le retour des Particules élémentaires (20 et 21 décembre), d’après le roman de Michel Houellebecq, qui ne cesse de tourner à travers le monde depuis sa création en 2013, Julien Gosselin présentera 1993, objet théâtral singulier conçu avec le romancier Aurélien Bellanger (16 et 17 mars). 1993 est l’année des derniers travaux avant l’ouverture du tunnel sous la Manche. Calais est au cœur de ce défi technologique qui semble achever la construction d’une Europe unie dans son désir de paix, de partage, de modernité. Qu’en est-il aujourd’hui de ce désir ? Dans ce spectacle construit avec le Groupe 43, sorti de l’École du Théâtre national de Strasbourg en juillet dernier, le duo interroge la vision d’une génération : que signifie être né après la chute du mur de Berlin ? De quelles déceptions, de quels rêves hérite-t-on ?
Plus tôt dans la saison, Guy Cassiers présentera le premier volet d’un diptyque explorant les conséquences politiques, émotionnelles et sociales de la venue de l’étranger en Europe. Borderline est ainsi l’adaptation du brûlot politique d’Elfriede Jelinek où, en 2013, elle donnait une voix aux demandeurs d’asile, souvent réduits à une foule anonyme. D’une écriture trempée dans le vitriol, elle fait remonter à la surface l’inconscient de la société, entremêlant les références aux grands textes de la littérature mondiale et les clichés et préjugés populistes. Un texte où la perspective est le plus souvent celle du réfugié, mais parfois aussi celle de l’Européen blanc apeuré (12 et 13 octobre). Dans le second chapitre, Guy Cassiers porte au plateau La Petite-Fille de Monsieur Linh, l’émouvant roman de Philippe Claudel où il brosse le portrait d’un homme en quête d’un avenir meilleur pour sa petite-fille, loin des horreurs du conflit qui ensanglante son pays (15, 16 et 17 mars). Entre le cri explicitement politique d’Elfriede Jelinek et la douleur traumatique chez Philippe Claudel s’insinue l’admirable sensibilité à l’œuvre dans les spectacles de Guy Cassiers.
Classiques revisités
Déclaration d’amour aux actrices, la nouvelle création de l’auteur de la mémorable Clôture de l’amour raconte les derniers jours d’une immense actrice qui, entourée de bouquets de ses admirateurs, reçoit la visite de ceux qu’elle a aimés. Hanté par La Mouette de Tchekhov, «la pièce absolue», magnifiée par une troupe de comédiens venus du monde entier – avec Marina Hands dans le rôle de l’Actrice et Audrey Bonnet dans celui de sa sœur –, Actrice exalte la passion amoureuse, célèbre la beauté, sonde le langage et questionne le rapport politique au monde (27 et 28 mars).
Tchekhov sera aussi le cœur révélateur du travail d’Émilie Charriot qui, avec Ivanov, chemine en équilibre entre comédie ou drame, s’insinuant avec finesse dans les abyssaux interstices de la pièce pour mieux nous dévoiler une condition féminine victime des relations incestueuses entre l’institution du mariage et le pouvoir patriarcal. S’emparant de ces «fragments d’un amour impossible», la jeune metteure en scène aiguise ici les lignes de force d’une simplicité sophistiquée où, sur un plateau nu baigné de lumières vertigineuses, six comédiens magnifient un texte brûlant écrit par un dramaturge trentenaire (22 et 23 novembre).
Après Ionesco, Jarry et Shakespeare, la compagnie des Dramaticules s’empare avec jubilation du Don Quichotte de Cervantès, chef-d’œuvre baroque, conjuguant audace et justesse, humour et gravité, classicisme et modernité. Un récit oscillant entre le vrai et le faux dont le metteur en scène prolonge l’ambiguïté en déplaçant l’épopée sur un plateau de cinéma par la subtile mise en abyme d’une histoire réinventée sur un tournage. Un savoureux jeu de miroirs par lequel la troupe s’amuse des anachronismes, entremêlant l’artifice, le simulacre, la fiction et le rêve pour signer un spectacle euphorisant et généreux. Un grand spectacle populaire, dans le sens noble du terme (30 novembre et 1er décembre).
Pourquoi monter Racine en 2018 ? A cette question complexe, Damien Chardonnet-Darmaillacq répond simplement : parce que son théâtre résonne toujours avec notre époque et particulièrement Andromaque, «une pièce très politique» selon lui. Ainsi, les quatre personnages principaux – Andromaque, Hermione, Oreste et Pyrrhus – appartiennent à des territoires différents et dessinent une géopolitique amoureuse où s’insinue l’affrontement abrupt ou retors. Chacun se révèle ainsi incapable de dialoguer avec l’autre, de partager son territoire, enfermé dans ses propres frontières, intimes et géographiques (23 au 27 janvier).
Spectacle culte depuis sa création en 1991, La Cantatrice chauve est l’adaptation de la célèbre pièce d’Eugène Ionesco dans la mise en scène de Jean-Luc Lagarce. Délicieusement absurde à l’origine, le texte voit son curseur de l’irrationnel atteindre un point de non-retour grâce à une mise en scène décapante, entremêlant la folie des Monty Python, l’humour so british et les insondables luttes intestines d’un soap opera des années 1980. Mais sous les oripeaux du rire perce parfois une ineffable mélancolie, tapie dans les replis d’une réalité qui nous échappe (8 et 9 février).
Puis Lorraine de Sagazan présentera un diptyque interrogeant la thématique du couple aujourd’hui. D’abord avec Démons, adaptation du texte de Lars Norèn dessinant la saisissante combustion d’un couple qui se donne en spectacle. Magnifié par un duo de comédiens sur le fil du rasoir – au centre d’une dispositif bi-frontal, entre ruptures et proximité, déflagration et délectation –, le spectacle chemine avec virtuosité dans le dédale intime de ce couple en souffrance, assumant avec force la fragilité de son dispositif. Soit la mise à nu d’une effrayante noirceur ordinaire, lorsque les masques tombent… Le théâtre comme laboratoire de vérité, au cœur du vivant (16 au 18 avril). Puis avec Maison de poupée, adaptation du chef-d’œuvre d’Ibsen, Lorraine de Sagazan plonge les personnages dans le bain révélateur de l’égalité des sexes et du désir amoureux constamment menacés par les dérives conservatrice et misogyne d’une société asphyxiante. Ouvrant son spectacle avec un extrait de King Kong théorie de Virginie Despentes, la metteure en scène jette une lumière troublante et dérangeante sur nos vies et nos amours contrariées au fil de séquences acérées et rythmées. Soit un périple escarpé et fulgurant dans l’intimité d’un couple qui nous ressemble (19 et 20 avril).
Programme complet sur www.lephenix.fr