Le fer et la mer
La décision d'Eurotunnel de déposer, le 10 avril dernier, un recours contre le contrat de concession portuaire qui doit donner lieu à la plus vaste opération d'investissement dans la région (on parle d'un milliard d'euros) a rallumé les feux sur la Côte d'Opale. Dans un contexte où Eurotunnel pourrait définitivement sortir du maritime (l'affaire MyFerryLink) et où la proximité des élections régionales semble tétaniser les élus, le projet de Calais port 2015 va très probablement prendre du retard. Enquête.
Les affaires maritimes (et ferroviaires) du Calaisis ont pris une ampleur rarement atteinte de mémoire d’expert. Il règne en effet une ambiance à tirer au couteau entre la CCI Côte d’Opale et la plus grande entreprise de son territoire. On se croirait revenus au temps où les consulaires-portuaires refusaient le Tunnel. Rappel des faits.
Mi-janvier, le Conseil régional signe le contrat de concession portuaire qui ouvre le chantier des ports de Calais et Boulogne-sur-Mer. Doublement du bassin à Calais, construction de nouvelles passerelles, rénovation du port de Boulogne, aménagements nombreux et variés. On parle d’un milliard d’euros sur l’ensemble de l’opération, 650 M€ pour Calais (chiffre CCI Côte d’Opale). On se congratule : 2 000 emplois en permanence pendant six ans, 3 000 en direct et induits… Le chômage reculera. Mais voilà, deux mois plus tard, on apprend que Jacques Gounon a déposé un recours contre ce contrat qui fausserait la concurrence. Le raisonnement est connu et cohérent : pourquoi un opérateur de transport (en l’occurrence la CCI régionale) bénéficierait-il d’aides financières et de garanties alors qu’un opérateur privé (Eurotunnel), directement concurrent, en serait privé ? Jacques Gounon le présente ainsi : «Regardons les choses simplement : la CCI est encore riche, l’argent n’a jamais été aussi peu cher et le contribuable devrait prendre le risque qu’un privé ne veut pas prendre pour investir ? Nous, nous n’avons pas de subventions.» Repreneur des navires de SeaFrance, Groupe Eurotunnel les a mis en vente suite à la décision de la justice anglaise de lui interdire l’accès au port de Douvres à partir du 9 juillet prochain. Sa filiale MyFerryLink et son sous-traitant, la Scop des anciens de SeaFrance, jouent leur sort ces prochaines semaines. «Je me souviens bien du moment où nous sommes venus dans le dossier de la reprise de SeaFrance. Nous avons été bien seuls et nous avons sauvé plus de 300 emplois, rappelle encore Jacques Gounon. J’ai bien entendu la promesse d’une aide de 15 millions d’euros par le président Percheron lors de la reprise des navires. Mais je n’en ai pas vu le premier.»
Un rendez-vous raté entre portuaire et ferroviaire. De son côté, le président de la CCI Côte d’Opale qui porte le projet depuis une décennie n’en peut plus. Son mandat à la tête de la CCI Côte d’Opale a été allongé d’une année afin de lui permettre de lancer les travaux, juste récompense pour sa persévérance et sa décision d’accepter le port de Boulogne-sur-Mer dans l’enveloppe du projet. Quel est-il réellement de ce projet ? Le Conseil régional et la CCI Côte d’Opale communiquent depuis longtemps sur ces investissements qui tutoient le milliard d’euros pour les deux ports, dont les deux tiers pour Calais. Tout le monde y met sa contribution : l’Europe, l’Etat, la Région, le département du Nord, la Ville de Calais (l’Agglomération s’est retirée le mois dernier). En février 2012, le Conseil régional lance un appel à candidatures pour une délégation de service public sur l’exploitation des deux ports. Dès le printemps, deux candidatures sont déposées : celle de la CCI et celle d’Eurotunnel. Moins d’une année plus tard, Eurotunnel, fortement sollicité par Daniel Percheron, rejoint l’offre consulaire − le même jour, Eurotunnel est condamné par la Competition Commission anglaise à sortir de la ligne maritime Calais-Douvres. La place de l’entreprise franco-britannique est toute marginale dans le montage consulaire. En effet, le groupe privé ne détient que 1% des actions de la société de projet et n’est pas autour de la table de la société d’exploitation, véritable structure opérationnelle et détentrice du contrat de concession… et des droits de port. Jacques Gounon fait dans la litote : «Le monde maritime est un monde fermé.» Serait-ce au point de se désintéresser des navires ? «Les repreneurs potentiels privilégient les navires. Mais il faut une dimension d’exploitation. Malheureusement, il faut s’attendre à des nouvelles désagréables», a-t-il commenté. Un second round de candidatures est en cours. Celle de la Scop des anciens de SeaFrance est attendue par la direction du groupe.
Un contrat de concession pas encore dévoilé. L’affaire MyFerryLink pèse sur l’ambiance générale, mais un autre aspect stratégique gâte les relations des acteurs : le financement d’un terminal ferroviaire au port, à quelques kilomètres de celui d’Eurotunnel. «C’est totalement schizophrénique de la part de l’Europe, s’insurge le PDG de Groupe Eurotunnel qui y voit une concurrence soutenue par des fonds publics. Le Conseil régional doit soutenir le projet d’investissement consulaire à hauteur de 270 millions d’euros. Nous nous sommes procurés le contrat de concession des deux ports ; cet exemplaire, d’une centaine de pages en cours d’étude, est très largement caviardé : plus de 60% des pages sont partiellement ou totalement noircies. Aucun chiffre d’investissement, ni de droits de port, ni d’emprunts n’y figure. Les parties liées aux indemnités à verser en cas de manquement sont elles aussi intégralement noircies. On y trouve pour autant assez d’informations pour entrevoir l’ampleur du projet et l’ambition qu’y mettent l’institution consulaire et le Conseil régional. Si Eurotunnel s’estime lésé quand les pouvoirs publics financent un opérateur concurrent, la Région a toute légitimité pour intervenir dans la vie économique de ses équipements. L’emploi marchand n’appartient pas qu’au privé, mais la distorsion putative de concurrence sur le transmanche aurait du faire l’objet d’un gentleman agreement.» Les acteurs de ce dossier à tiroirs ne s’en sont pas (encore) montrés capables.
Nous n’avons pas réussi à joindre Jean-Marc Puissesseau, président de la CCI Côte d’Opale et signataire du contrat de concession.
A suivre, dans la prochaine édition de la Gazette Nord Pas-de-Calais : les détails du contrat de concession.
Encadré :
L’assemblée générale d’Eurotunnel
Dans ce contexte pour le moins troublé, Groupe Eurotunnel a tenu son assemblée générale le 29 avril dernier, affichant des résultats en hausse : 1,207 milliard d’euros contre 1,092 fin 2013. Ses profits passent de 20 à 56 millions d’euros. «Depuis le début de cette aventure, l’entreprise a distribué 336 millions à ses actionnaires», a déclaré Jacques Gounon. Dans le détail, l’activité de gestion du lien fixe croît de 6%, à 847 millions d’euros : les navettes camions et passagers augmentent respectivement de 6 et 4%. Seul le nombre des autocars chute (-2%). Dans les trains d’Eurostar, 10,4 millions de personnes ont traversé la Manche contre 10,1 en 2013. L’activité de sa filiale de gestion d’infrastructures Europorte prend 8%, à 267 millions d’euros. Enfin, l’activité maritime de sa filiale MyFerryLink a dépassé la centaine de millions d’euros grâce à une hausse annuelle de 25%. Désormais rentable, elle sera très probablement cédée avant l’été. La dette du groupe est stabilisée à 4,2 milliards. «Nous réfléchissons à utiliser le refinancement pour faire baisser nos ratios», indique le PDG du groupe. «Dans les prochaines années, nous allons investir 450 millions d’euros. Et nous n’avons pas besoin de tendre notre sébile pour le faire», a-t-il assuré. Eurotunnel affiche une capitalisation boursière de 7,8 milliards d’euros.