La fortune française
L’Insee vient de publier sa synthèse du patrimoine économique national en 2011. Les ménages se sont modestement enrichis, l’Etat demeure impécunieux. Si les entreprises non financières se sont honorablement renforcées, le secteur bancaire continue d’afficher une inquiétante fragilité.
Que vaut la France ? Posée en ces termes, la question peut paraître irrévérencieuse. Car dans le sens commun, la “valeur” d’un pays s’apprécie généralement à l’aune de critères objectivement subjectifs, les fameux “invisibles” que la comptabilité moderne a matérialisés en goodwill pour gonfler le bilan des entreprises. Avec d’inévitables dommages collatéraux : les actifs immatériels se révèlent quelquefois purement fantasmatiques… Entre pays, les comparaisons internationales s’appuient sur la valorisation de leur patrimoine économique : celui des collectivités, des sociétés et des ménages. Sont donc exclus les invisibles. Dommage pour nous : on se souvient qu’une étude de la Chambre de commerce de Monza (Italie) a récemment valorisé la Tour Eiffel à… 434 milliards d’euros. Une vraie pépite, pourtant ignorée dans le dernier calcul, par l’Insee1, du patrimoine français. Tout comme les collections du Louvre, du reste : la seule Joconde devrait pourtant représenter un joli magot, bien plus que son estimation haute à 1 million de francs en 1911, après son vol par l’infâme Vincenzo Peruggia – ce qui donne à-peu-près 34 millions de nos euros. Une misère : aujourd’hui, il faudrait probablement ajouter un zéro.
En ignorant le goowdill de nos curiosités touristiques, ainsi que les trésors de nos musées, le patrimoine collectif (administrations publiques) s’établirait à 2 683 Mds d’euros, principalement en terrains et immeubles. Ceci étant la valeur brute. Diminué des passifs, le patrimoine de la France ne pèse plus que 507 milliards. Ce qui n’est pas bésef, sachant que pour une large part, les actifs en cause ne sont pas mobilisables : il ne saurait être question de privatiser l’Elysée ou le Palais Bourbon sans s’exposer au risque d’une révolution. Il en résulte que les passifs financiers du pays s’élevaient à 2177 mds d’euros en 2011, soit nettement plus de 100% du PIB et plus de 80% des actifs collectifs. Sur cette base, on peut considérer que les agences de notation sont plutôt clémentes à notre égard.
Bilans bancaires préoccupants
Les ménages sont heureusement plus riches, bien que ne déclarant pas, eux non plus, la plupart des tableaux que leurs ancêtres ont ramenés des campagnes napoléoniennes : 10 411 mds d’euros, telle est la valeur globale de leur patrimoine net. Pas mal, même si ces chiffres doivent désormais être corrigés des effets récents de la migration fiscale. La fortune des Français est essentiellement composée d’immeubles (70%), à ce titre exposée au recul des prix que nous promettent bien des conjoncturistes, dans une phase du cycle marquée par une récession larvée. En tout cas, la progression de leurs actifs nets est moindre qu’en 2010 (3,4% contre 14,3%), et inférieure à celle de la richesse globale (5%). La palme de la prospérité patrimoniale revient donc, en 2011 aux sociétés. La valeur nette des sociétés non financières (SNF) progresse de 16,4% (après 10,7% l’année précédente), bien que leur endettement se soit accru. Au final, les fonds propres des SNF se sont légèrement contractés, pour atteindre le même niveau qu’en 2009 (6,9 fois la valeur ajoutée nette). Mais rien qui suscite des inquiétudes particulières. En revanche, pour les sociétés financières (SF), qui méritent l’attention en période de crise, la situation est beaucoup plus contrastée. Leur valeur nette ne progresse que modérément (3,3%), mais elle s’était considérablement accrue l’année précédente, grâce aux bouées de sauvetage aimablement accordées par l’Etat.
En revanche, la structure de leurs bilans continue d’inspirer quelques appréhensions. Si l’on fait abstraction de leurs actifs non financiers nécessaires à l’exploitation (immeubles et matériels représentant une valeur de 278 mds d’euros), les SF détiennent au global 11 421 mds d’euros d’actifs financiers, mais supportent 11 080 Mds de dettes. Leur patrimoine financier net n’est donc que de 348 mds, soit 3% de leurs engagements. Ou plus exactement, 3% de la valeur comptable de leurs engagements. Une valeur dont la sincérité n’est pas garantie – par rapport aux prix de marché – sachant que le secteur bancaire utilise des méthodes de valorisation « spécifiques », avec ou sans l’aval des autorités de tutelle, pour ceux de leurs actifs non cotés sur un marché réglementé. Autant dire que sans même envisager l’aggravation de la santé du système financier, il suffit d’un écart très modeste entre la valeur de marché des actifs détenus et leur valeur comptable, pour rendre négative la situation nette des banques. Dont les fonds propres ont, par ailleurs, fondu de 7,8% en 2011. Cela signifie également qu’un simple zéphyr de nouvelle déprime pourrait avoir le même effet, même si la situation des SF s’est stabilisée sur l’exercice écoulé.
Tant le FMI que la BCE continuent d’affirmer que le système financier n’est pas sorti de l’ornière, et qu’il faut se montrer très prudent. C’est le moins que l’on puisse dire, au vu de cette synthèse de l’Insee, bien que les rédacteurs se soient pudiquement abstenus de tout commentaire sur le sujet. Que deviendraient les 13 620 Mds de patrimoine net de la France en cas de nouveau bug de la finance ? Tant pour l’Etat que pour les ménages, l’impact sur l’immobilier aurait un violent effet dépressif. Et les créances devenant alors un gigantesque marigot de junk bonds, l’épargne des particuliers et des entreprises serait gravement écornée. On comprend pourquoi les Etats se sont engagés à prévenir le risque systémique à n’importe quel prix…