Filière du luxe
La dentelle de Calais-Caudry lutte pour perpétuer son savoir-faire
Prisée des grands couturiers du monde entier, chez Yves Saint Laurent, Givenchy ou Gucci, la dentelle de Calais-Caudry bénéficie depuis février dernier d'une indication géographique pour la protéger des contrefaçons*, sans parvenir à contrer la baisse d'activité de la filière, qui craint de disparaître. Reportage.
D'assourdissantes machines de 14 tonnes, ils tirent depuis deux siècles une dentelle à la finesse sans pareille. Mais les dentelliers de Calais et Caudry s'inquiètent aujourd'hui pour la transmission de leur savoir-faire, dans une filière prestigieuse qui joue sa survie. Avec ses doigts noircis et ses gestes millimétrés, Rémy Dumont, 26 ans, répare un fil cassé dans un métier à tisser Leavers, monstre de fonte surgi de la Révolution industrielle, qui en entrelace environ 15.000.
Son grand frère Anthony et lui sont les deux seuls élèves à suivre cette année la formation en apprentissage vers un bac professionnel dans le secteur, à la jonction de l'industrie et de l'artisanat. Ils marchent sur les traces de leur père, qui travaillait dans la dentelle avant son licenciement. «Au départ, je me suis dit : J'y arriverai jamais !», confie Anthony Dumont, 29 ans, depuis la Cité de la dentelle de Calais, où les deux frères apprennent, au milieu des visiteurs, à utiliser ces machines patrimoniales.
Ourdisseur, bobineur, écailleur
«Dire que ne suis pas inquiet, ce serait mentir. De plus en plus d'usines ferment», constate Rémy Dumont. Inventés en Angleterre au début du XIXe siècle puis perfectionnés en France en 1837 par le système Jacquard, qui permet d'ajouter des motifs, les métiers à tulle mécanique imitent le mouvement des mains d'une dentellière travaillant au fuseau. Sur les métiers Leavers, «la présence humaine, la main, l'oeil et l'oreille sont primordiaux, ce qui en fait une industrie d'excellence», souligne Lydia Kamitsis, spécialiste de la mode, qui a écrit un livre sur le secteur.
Ourdisseur, bobineur, écailleur... 25 métiers sont nécessaires pour fabriquer de la dentelle Leavers, qui subit de plein fouet depuis une vingtaine d'années la concurrence des dentelles tricotées, souvent fabriquées en Asie à un rythme beaucoup plus rapide et pour un coût 10 à 15 fois moindre. Les enseignes textile de milieu de gamme s'y fournissent, ne laissant que l'étroit marché du luxe aux dentelliers de Calais-Caudry.
«Chez Desseilles (l'entreprise où les deux frères sont en apprentissage, NDLR), une bonne partie du personnel qui nous a formés a été licencié», rapporte Anthony Dumont. En décembre, Darquer & Méry a repris Desseilles, au prix de 50 suppressions de postes dans un énième plan social. L'unité de formation dentelle pourrait accueillir bien plus d'apprentis, mais est confrontée au manque d'attractivité du métier auprès des jeunes et à la faible demande des entreprises, explique le formateur Stéphane Capon.
Kate Middleton et Beyoncé
«Dans la dentelle de Calais, la population est très vieillissante, autour de 55 ans, donc si on ne remplace pas ces personnes, ce sera une extinction», s'inquiète celui qui formait des classes de 30 élèves au début des années 2000. A Caudry, le dentellier Solstiss peut s'enorgueillir d'avoir vêtu Beyoncé et contribué à la robe de mariée de Kate Middleton. Mais son chiffre d'affaires et son nombre d'employés ont été divisés par deux en une quinzaine d'années.
«Les grands du luxe n'ont pas toujours joué le jeu», eux aussi achètent en Asie, déplore le cogérant Christophe Machu, dont la famille travaille dans la dentelle depuis trois générations. «Il y a un volume (de commandes) en deçà duquel on ne peut pas conserver les savoir-faire: il va nous manquer des maillons du processus de fabrication et s'il en manque un, le produit ne pourra plus être fait», alerte-t-il. Ne parvenant plus à survivre de façon autonome, l'entreprise gère désormais certaines activités en interne (perçage des cartons Jacquard, teinture), ce qui élargit ses compétences mais affecte sa rentabilité.
Faute de commandes suffisantes, Solstiss a recours à l'activité partielle de longue durée, certains salariés ne travaillant que 28 heures/semaine. «Ça va disparaître», lâche Alexandra Ledieu, en corrigeant à l'aiguille les défauts de la dentelle sortie des machines. Cette opératrice finition de 31 ans est persuadée que sa manufacture n'aura pas de repreneur, après le patron actuel.
Béatrice JOANNIS-AFP
* L'indication englobe six entreprises, là où il en existait une quarantaine en 2001 et 230 dans les années 1950.