Gilbert Delaine : la passion de la collection
Le Lieu d’art et action contemporaine (LAAC) de Dunkerque, c’est lui. Visionnaire, Gilbert Delaine a fait de l’art sa passion. Elle lui a fait prendre un chemin qui l'a mené jusqu’à la réalisation de son rêve : un musée contemporain, à Dunkerque. L’exposition CoBra actuelle lui rend hommage.
La révélation a eu lieu… chez le dentiste, en 1970. Elle s’est présentée sous la forme d’une revue de peinture (La Galerie des Arts), et plus particulièrement d’un tableau, Et pourtant, elle tourne, hommage à Galilée, de Ladislas Kijno (1921-2012). Un tourbillon des trois couleurs primaires rehaussé par du noir et du blanc, sur fond gris. Une toile totalement abstraite. «Je suis tombé en arrêt, scotché, raconte Gilbert Delaine. Il fallait que je trouve cette toile et son peintre, et que je puisse la regarder toujours.» L’arrêt, le choc dont il parle est en fait le début d’un parcours. Un peu comme Matisse quand sa mère lui a offert une boîte de peinture alors que, petit, il était tombé malade. Rien n’avait prédestiné Gilbert Delaine à devenir un amoureux de l’art, encore moins un collectionneur. Sa famille était modeste et ne connaissait rien à la peinture, explique-t-il. Lui-même était ingénieur de métier et ne s’était jamais intéressé aux beaux-arts. Gilbert Delaine va chercher le tableau de Kijno… et le trouver : tout juste vendu par le galeriste lillois Henry Dupont. Mais l’obsession était telle que Gilbert Delaine lui demande de racheter la toile aux vendeurs afin qu’il puisse la récupérer. Quinze jours après sa révélation, il avait “sa” toile. Et la vision d’une collection.
La loi Malraux et les industries de Dunkerque. Mais il n’avait pas les fonds pour financer ce rêve. Sur le chemin de cette collection, ce n’était qu’une première embûche, pas de taille à décourager la détermination de Gilbert Delaine. Observateur sensible de son environnement et porté par son idée, il met les choses en rapport. D’un côté, l’existence de la loi Malraux permet de déduire 1/1000 du chiffre d’affaires lors de l’achat d’une œuvre d’art d’un artiste vivant. De l’autre côté, les industries dunkerquoises sont florissantes. «Dans les années 1970, Dunkerque était comme le Far West. Usinor et la centrale nucléaire attiraient les ouvriers comme des chercheurs d’or. Leurs baraquements fleurissaient n’importe où, dessinaient des camps entiers dans lesquels les routes se perdaient. Il y avait des travaux et des chantiers avec des centaines de grues, partout dans la ville et aux alentours. Le port recevait surtout des gros bateaux à voile, tandis que les chantiers navals construisaient les plus gros minéraliers du monde», décrit-t-il avec des étoiles dans ses yeux bleus. C’est donc à cette industrie en pleine gloire que va s’adresser Gilbert Delaine pour l’aider à financer ses achats d’œuvre d’art, via la loi Malraux. Pour ce faire, il crée l’association L’Art contemporain (toujours existante). L’achat se fera pour la ville, avec laquelle il passe le contrat d’exposer les nouvelles acquisitions tous les ans, à la mairie de Malo-les-Bains pour commencer, avant de pouvoir construire un musée quand la collection sera suffisamment importante. Une idée folle ou très pertinente selon les points de vue, mais un défi immense quoi qu’on en pense ! «J’avais comme principe de réussir car j’étais orgueilleux», raconte Gilbert Delaine, ajoutant qu’il a quand même passé une première année très stressante. Mais il était porté par la confiance, plus forte que l’idée d’échec.
Des artistes et des œuvres entre 1950 et 1980. Il lui fallait non seulement convaincre les politiques mais aussi les industriels et, bien sûr, les artistes. Des trois, ce sont de ces derniers dont le collectionneur dunkerquois parle le plus. Il leur proposait un marché : l’achat d’une toile avec le don d’une autre, «de même importance» précise-t-il, pour la cause de sa collection et de son futur musée. L’idée plaît aux artistes : «Ils me voyaient comme un fou, comme eux ! Kijno, Mannessier, Karel Appel ont tous donné, et même plus encore», confie Gilbert Delaine dans un sourire. Il déroule patiemment le fil des connexions entre artistes, rencontrant l’un qui lui en présente un autre et ainsi de suite, tricotant des amitiés sincères et profondes comme avec Kijno et Karel Appel (1921-2006). Ce dernier lui fait don de 70 pièces du Cirque, constituant ainsi la plus belle collection de France de cet artiste néerlandais du groupe CoBra. «Je lui avais acheté une toile au bon moment, quand il en avait besoin», explique modestement le collectionneur. Le hasard – mais y en a-t-il un ? −, ou sa bonne étoile, s’en mêle aussi. Il rencontre Pierre Alechinsky (né en 1927) lors du petit-déjeuner dans un hôtel du sud de la France où ils étaient descendus tous les deux en même temps. Plusieurs toiles du peintre belge, considéré aujourd’hui comme l’un des grands peintres du XXe siècle, qui décorera un salon du ministère de la Culture en 1985, ont rejoint à l’époque la collection dunkerquoise.
Gilbert Delaine confie avoir acheté essentiellement par coups de cœur : pour des œuvres, mais aussi pour les artistes. «Dans les années 1970, j’étais le seul en France à collectionner les œuvres de ces artistes vivants, qui ne valaient presque rien. Aujourd’hui, les prix ont été multipliés parfois jusqu’à 20 ou 30, comme pour Niki de Saint-Phalle (1930-2002) par exemple.» La toile d’Andy Warhol (1928-1987) acquise pour 120 000 francs à l’époque vaut aujourd’hui… 57 millions ! Pourtant Warhol n’était pas un coup de cœur pour Gilbert Delaine : il n’aimait ni le personnage ni l’œuvre. Mais le collectionneur savait aussi se détacher de ses propres goûts pour offrir au public un bon échantillon de l’art de son époque.
A la fin des années 1970, la collection rassemble 600 œuvres des années 1950 à 1970. Les artistes viennent à lui (aujourd’hui encore d’ailleurs). Il reçoit plus de dons qu’il ne fait d’acquisitions. «Avec les difficultés économiques de début des années 1980, mes choix sont devenus plus sévères», explique Gilbert Delaine. Des choix qu’il restreint volontairement aux années 1950-1970, pas plus. L’art post-1970 «ne lui dit pas grand-chose». Il avoue même, sans complexe, se sentir «dépassé», sauf par «quelques jeunes talents qui pensent ce qu’ils font et ne travaillent pas pour choquer ou pour être à la mode». Pas si dépassé que ça, monsieur Delaine… Mais sûr de ses goûts pour un art «fort», et très connaisseur. C’est ce qui lui fera préférer les tableaux des années 1950 de Georges Mathieu (1921-2012) − dont une partie de la collection est exposée au château-musée de Boulogne-sur-Mer − plutôt que ceux du début des années 1980. «A cette époque, il copiait son style des années 1950 qui était vraiment extraordinaire», commente-t-il, en faisant la même remarque pour Bernard Buffet !
Un musée et un jardin de sculptures. Avec 600 œuvres, la collection, d’abord montrée à la mairie de Malo, puis au musée des Beaux-Arts de Dunkerque, avait vraiment besoin d’un lieu à elle, et d’un «jardin de sculptures» pour y placer les sculptures monumentales. Le chemin de croix de la construction du futur musée du LAAC démarre. Obtenir un terrain dans la ville a été la première étape. Ce fut juste à côté des anciens chantiers navals, près de la mer. S’ensuit une succession de difficultés qui aboutissent finalement à l’inauguration d’un premier jardin de sculptures, en 1979. Il était plat. La récupération de milliers de tonnes de sable des chantiers a servi à le niveler et à lui donner sa configuration actuelle. Pour le musée, Gilbert Delaine choisit Jean Vierval, grand architecte d’envergure nationale. Son musée aux formes de soucoupe volante, véritable ovni blanc posé sur l’eau du jardin au milieu des sculptures obtient en 1982 le Prix du musée européen de l’année et celui du plus beau jardin de France. Une consécration. Mais pas une fin. L’association L’Art contemporain continue à récolter des œuvres. En 2012, on en décompte 1 000.
Pour célébrer les 30 ans du musée, Gilbert Delaine propose en ce moment une magnifique exposition consacrée aux artistes du groupe CoBra (Alechinsky, Appel, Constant, Corneille, Jorn, etc.) qui met en valeur la richesse exceptionnelle de sa collection, avec plus de 200 œuvres exposées dont certaines inédites ( exposition jusqu’au 3 mars 2013).
Mais Gilbert Delaine n’est pas l’homme d’une seule collection. Il en a créé une autre, après avoir trompé la mort en 1986 à la suite d’une opération à cœur ouvert. Ce catholique s’est juré de réunir des œuvres d’artistes autour de la Passion du Christ. Il a envoyé les photocopies des quatre Evangiles à une centaine des peintres qu’il connaissait, persuadé de n’avoir que très peu de retours des «bouffeurs de curé» comme il les avait entendus dire. Il n’a eu qu’un seul refus ! La collection de la Passion de Dunkerque est installée à Notre-Dame-de-la-Treille en 2003. Elle est en train d’être rénovée et Gilbert Delaine attend cette nouvelle joie avec un plaisir non dissimulé, compte tenu de la dégradation de son état de santé. Les yeux bleus pétillants toujours autant et la voix ferme, il rend encore un hommage vibrant aux artistes… et au Christ.