Fin de partie pour Eurotunnel ?
La justice britannique a confirmé, le 9 janvier dernier, l'interdiction faite au Groupe Eurotunnel (GET) de poursuivre l'exploitation des trois navires acquis durant la liquidation de l'ex-compagnie SeaFrance en juin 2012. Après plusieurs appels suspensifs, c'est la fin de l'histoire maritime de l'opérateur ferroviaire qui doit se séparer de ses actifs.
Fallait-il y aller ? C’est une des questions que se posent probablement certains à propos de l’engagement d’Eurotunnel lors de la fin de SeaFrance fin 2011. L’opportunité alors pour l’opérateur ferroviaire de s’inscrire indirectement dans le marché maritime et, surtout, une stratégie pour ne pas laisser un concurrent (DFDS, P&O ou un autre) reprendre les navires de l’ex-filiale SNCF et de casser les prix.
Finalement, la justice britannique a définitivement douché les espoirs de l’entreprise “européenne” (depuis le 26 décembre dernier) et de la coopérative formée par les ex-marins de SeaFrance à qui était confiée l’exploitation via la filiale MyFerryLink d’Eurotunnel. Le montage juridique sera resté suspect aux juges de la concurrence d’outre-manche, qui ont toutefois “reconnu la validité des arguments présentés par le Groupe et indépendamment par la Scop mais estimé que ceux-ci n’étaient pas de nature à casser une nouvelle fois la position prise par la Competition and Market Authority le 18 septembre“. Eurotunnel ne peut “maîtriser” directement ou indirectement plus de la moitié du trafic total sur le transmanche au nom d’une concurrence loyale. On aurait pu croire en cet argument si les récriminations auprès de la cour anglaise de la concurrence n’émanaient pas de DFDS, principal concurrent de MyFerryLink.
Quand le marché est encadré par l’Autorité de la concurrence britannique. En effet, quelques mois après la fermeture de la ligne,
DFDS (présente à Dunkerque) lançait un premier navire. Une course de vitesse s’engageait pour être le premier en lice, avec également le positionnement de la compagnie maritime P&O. En juin 2012, Eurotunnel l’emportait sur DFDS dans le rachat, pour 65 millions d’euros, des actifs de SeaFrance : trois navires venaient alors grossir les capacités de transport du groupe ferroviaire via une filiale pour chaque navire, eux-mêmes loués par une structure commerciale (MyFerryLink) qui en cédait l’exploitation concrète (hors réservations) aux marins réunis en SCOP. Celle-ci appareillait officiellement en août et gagnait peu à peu les parts de marché nécessaires à son équilibre : l’été dernier, MyFerryLink frôlait les 10 % de parts de marché (passagers et fret). Une croissance lente mais certaine qui prouve que le marché peut très bien s’accommoder de trois opérateurs maritimes, en sus du tunnel. Les juges anglais n’ont pas nié cette réalité du marché mais semblent avoir mis sous le boisseau l’argument des prix car plus il y a d’opérateurs, plus le client s’y retrouve. Or, la Competition Commission a choisi de privilégier un autre argument : celui d’un marché qui condamnerait le plus petit opérateur (DFDS avec deux navires, dont l’un ne tourne plus depuis quelques mois) à ne pas pouvoir atteindre un seuil de rentabilité du fait d’une position “dominante” du groupe Eurotunnel. Ce que reconnaît Jacques Gounon, PDG du groupe : “En additionnant les parts de marché du tunnel et de MyFerryLink, nous détenons 49 % du trafic Calais-Douvres. Notre position est importante mais pas dominante. J’ajoute que le marché est très actif. Il y a de la place pour tout le monde.” Sur le Détroit, la cour a constaté que deux des trois opérateurs (DFDS et MyFerryLink) perdaient de l’argent… Malgré cette décision, Eurotunnel ne fera pas appel et a annoncé qu’il souhaitait vendre cette activité.
Où iront les bateaux ? Il lui faudra alors convaincre le tribunal de commerce de Paris qui l’avait choisi pour la reprise des actifs sous réserve qu’il les garde cinq ans (c’était l’un des arguments de la compagnie maritime devant la Competition Commission). Une nouvelle ordonnance est attendue par la direction qui pousse toutefois la SCOP à faire appel : “Sa capacité de conviction est supérieur à la nôtre. (…) Nous vendons trois bateaux parfaitement adaptés à cette traversée, un fonds de commerce exploité par la Scop, une équipe de très grands professionnels. Ce sont eux qui sont à l’origine du succès de MyFerryLink. En trois ans, il n’y a pas eu une minute de grève“, explique Jacques Gounon… Les 650 salariés craignent désormais une vente qui pourrait leur faire perdre leur statut sous pavillon français. Représentés au sein du conseil de surveillance par Didier Capelle, ancien secrétaire général du syndicat maritime nord CFDT de SeaFrance, ils font une nouvelle fois le tour des pouvoirs publics pour obtenir de l’aide. Promis, le million d’euros de la mairie de Calais en 2012, promis les 15 millions d’euros du Conseil régional, promis aussi l’aide du conseil général du Pas-de-Calais… : “je n’en ai pas vu un centime“, glisse le PDG d’Eurotunnel. Les pouvoirs publics vont devoir faire face avec autre chose que des promesses. Les salariés auront cette fois un argument de poids auprès de leurs interlocuteurs : en août dernier, ils ont dégagé du résultat et, d’ici la fin de l’année, la compagnie devrait être régulièrement rentable. De son côté, Eurotunnel est déjà “passé à autre chose“, annonçant l’acquisition de trois navettes ferroviaires dédiées au fret. Le trafic transmanche continue d’augmenter tant sur le rail que sur les flots. Paradoxalement, la décision de la Competition Commission va peut-être faire disparaître un acteur. En effet, on peut supposer que DFDS se positionne dans le rachat des trois navires d’Eurotunnel. Particulièrement bien adaptés à cette traversée, ils sont un argument de rentabilité. Les adversaires d’hier vont-ils traiter ensemble d’ici le printemps ? Eurotunnel trouvera t-il un autre acquéreur que son principal concurrent ? La SCOP sera t-elle en mesure de reprendre MyFerryLink ? Interrogé sur ces questions, Didier Cappelle reste sibyllin : “Je n’ai rien à déclarer pour l’instant. Les juges décideront le 15 janvier (soit après le bouclage de ce journal, NDLR) des procédures d’appel et de suspension. Mais je n’imagine pas que les pouvoirs publics n’aident pas la seule compagnie maritime qui porte pavillon français.“