Défricher ce terrain prendra du temps…
Un mouvement est en marche qui doit persuader l’agriculteur que transmettre est nécessaire et se prépare. La Région, dès 2010 dans une vaste étude statistique, puis d’autres structures territoriales ou professionnelles s’unissent aujourd’hui pour faire passer ce message. Pas évident !
A l’initiative du parc naturel régional Scarpe-Escaut, une action «Transmission» pour une «agriculture plus autonome et solidaire» avec le CEDAPAS et le CIVAM d’Ille-et-Vilaine, était organisée. Ce «Pass’Transmission», formation de deux jours pour et avec les agriculteurs de ce territoire, devait informer des dispositions à prendre pour transmettre ou songer à le faire, et prendre la température sur une question qui n’est, à l’évidence, pas prioritaire chez les cultivateurs. Le Parc (le plus ancien de France et le seul à être transfrontalier) a délégué une permanente sur la question, Ségolène Frédière1, qui fait le lien avec plusieurs structures compétentes : le CEDAPAS (lieu d’études, de propositions et d’échange d’expériences datant de 2011), la Chambre régionale d’agriculture, le réseau InPPACT (accompagnement et recherche), la Safer. Un réseau «Transmission Installation», constitué d’agriculteurs sensibilisés, complète. Le Parc naturel entend s’investir dans cette dynamique, fort d’une nouvelle charte 2010-2022 qui élargit et enrichit son champ d’action, et faire avancer l’idée de transmettre.
Volonté politique. Car on en est là, transmettre reste anecdotique malgré le départ à la retraite des baby-boomers de 1945-1950 tout aussi présents dans le monde agricole qu’industriel. Ségolène Frédière a fait très récemment l’expérience d’un discours difficile à rendre audible : «Les agriculteurs âgés s’opposent majoritairement à l’idée de transmettre, pour des raisons mentales donc culturelles, mais aussi liées à la structure de l’ agriculture en Nord-Pas-de-Calais. Il va falloir mobiliser d’abord pour expliquer que tout cela se prépare mais aussi pour provoquer des cessions.» L’heure est venue. La Région s’organise depuis trois ans, il y a donc volonté politique exprimée dans une première plaquette «Demain je serai agriculteur». Des enquêtes au niveau national ont nourri la «loi d’avenir» du 14 janvier 2014 et le programme national du PRCTA donne des clés pour créer et surtout financer une exploitation créée ou reprise. Le débat attire aussi les organisations syndicales agricoles et les Jeunes Agriculteurs qui sont les premiers intéressés.
Manque de foncier et de temps. Les disparités de situations sont nombreuses dans la région, rendant la généralisation des processus de transmissions difficilement applicable. Par exemple, le territoire du Parc naturel − quatre communautés d’agglomérations − a certes le soutien de la Région via des types de contrats de trois ans adaptés mais souffre de parcelles trop petites. «C’est l’un des freins à la transmission avancés par les agriculteurs, note Ségolène Frédière. Il n’y a pas assez de foncier disponible, il faudrait d’abord renforcer l’existant, les exploitations elles-mêmes, avant d’installer un jeune repreneur. Les agriculteurs ont aussi la tête dans le guidon : pas de temps pour penser à transmettre et encore moins pour organiser une cession.»
Une pratique dénoncée. Bien, mais à cela s’ajoutent des questions “techniques” qui peuvent sembler anecdotiques mais qui, après étude, se révèlent primordiales… Il s’agit de «chapeau» ou de «pas de porte», une pratique historiquement dénommée aussi “arrière-fumure” (liée au fumier) qui consiste à vendre (très discrètement) au candidat repreneur le simple droit de louer une terre. Alors, pour obtenir le droit à une cession elle-même, que d’efforts (financiers) à consentir… Pratique si forte et si répandue que des voix s’élèvent aujourd’hui pour dénoncer une «omerta», des sommes payées en liquide entre deux portes allant jusqu’à 10 000€ l’hectare, expliquant probablement qu’entre 2000 et 2007, le nombre d’exploitations en Nord-Pas-de-Calais soit passé de 18 000 à 13 800. Les témoignages abondent sur le Net… Toujours est-il que les agriculteurs, individuellement incapables d’arrêter de telles pratiques archiconnues du monde agricole, mais qualifiées de mafieuses par des agriculteurs internautes anonymes, disent à juste titre qu’aucun jeune à l’heure actuelle, vu la crise et les restrictions de crédit, ne pourrait payer de telles sommes en amont d’une transaction, elle-même bien hypothétique.
«L’alternative serait de payer le fermage, poursuit Ségolène Frédière, et, via des structures associatives et juridiques, de mettre sur pied une installation progressive dans l’exploitation.» Autre frein, toujours selon les agriculteurs : l’isolement de l’exploitant découragerait le jeune… «Le Parc naturel conteste tout cela, affirme Ségolène Frédière. Il existe des expériences très encourageantes ailleurs que dans notre région. Le film tourné en Bretagne Les Mille et Une Traites, montrant l’installation d’un jeune via un apprentissage auprès d’un exploitant compréhensif, en est la preuve. D’autres vécus sont relatés, montrant que des montages en GFA sont possibles avec des actionnaires titulaires de parts sociales et un petit capital de départ.»
Causes structurelles. La transmission en milieu agricole se complique encore en raison de causes structurelles. Généralement on ne connaît pas le nom des vrais propriétaires des terres. La règle est la location et les fermages. Comment dès lors se calquer sur un module classique de transmission, comme dans la bulle industrielle ou commerciale par exemple?
En fait, de quoi parle-t-on au juste ? Il faudrait mettre les guillemets au mot «cédant». Même en négociant bien à l’avance, un jeune peut-il réellement convaincre un propriétaire de lui céder dans de telles conditions ? Fort douteux… «Le cédant, il y en a, sourit Ségolène Frédière, sait à qui il va céder, de préférence à quelqu’un qui va, dans le cadre du remembrement, regrouper des terres pour rompre le morcellement néfaste à une transmission.» Mais cette dernière peut aussi pâtir du même raisonnement : «Mon voisin va récupérer mes terres, ils vont se mettre à plusieurs en fermage, donc la question de la transmission ne se pose pas.» Effet pervers…Or, 96% de terres du Nord-Pas-de-Calais sont concernées par cette problématique.
Tout le problème est résumé ainsi : «transmettre ne veut pas forcément dire vendre, précise opportunément la collaboratrice du Parc naturel. Sans oublier la Safer qui a un rôle de préemption, et il n’y a pas beaucoup de mouvements fonciers.»
Il faut des terres ! On approche là un autre frein : la pression des collectivités elles-mêmes, ou par le biais d’organismes proches d’elles, sur la vente de foncier agricole à des fins non agricoles, souvent pour créer une zone d’activité hors agglomération. Certes, certains Scot suivant les dispositions et l’esprit du Grenelle de l’Environnement, forts de nouveaux pouvoirs, obtiennent des villes l’arrêt du grignotage des terres agricoles − un fléau dans notre région − par la densification des centres. Cela veut-il dire que tous les élus locaux, tels de sages soldats bien obéissants, respecteront dès le vote des Scot cette injonction-orientation ? Combien de maires, si interventionnistes parfois et fiers de l’être dans d’autres domaines, laissent-ils volontairement des agriculteurs partir à la retraite et vendre leurs terres à l’immobilier du coin pour laisser lotir quand ce n’est pas à la commune directement ? Il y a va de l’accroissement de la population qui présente bien des avantages pour les élus locaux. Or, des coopératives puissantes, en Pévèle par exemple, notent que beaucoup de jeunes, de milieu agricole ou non, cherchent des terres et n’en trouvent pas alors que nombre de cultivateurs vont partir à la retraite.
Avec le Grenelle et l’essoufflement du modèle de la grande consommation massive au profit de circuits courts, illustrés par exemple par l’émergence des Amap ou de la «Ruche qui dit oui» ou des paniers garnis du samedi matin dans les villages, tous encouragés par des intercommunalités, la création de nouvelles vocations «agricoles» se précise. Il faut donc des terres.
«Dans dix ans, explique Ségolène Frédière, les réglementations auront bougé sous la pression du Grenelle qui aura amélioré les choses. Mais ce sera lent, les Scot joueront un rôle de plus en plus déterminant. Les diagnostics ont évolué avec les CDCEA, les espaces agricoles, qui conseillent les documents d’urbanisme. En définitive, la transmission c’est un dialogue à construire, très dur car le relationnel est plus important que l’économique et il faut amener l’agriculteur à se questionner sur ce sujet. Une association, Arcad, aide à cela par l’accompagnement.»
Vers de meilleures conditions. On peut donc, élus, acteurs de terrain et observateurs, s’interroger sur l’acte de transmettre dans un tel contexte. Mais quid des terres elles-mêmes ? Que transmettre ? Des terres dans quel état ? Sur le même projet qu’une agriculture intensive continuant de mener au surendettement ? Comment ignorer le phénomène de l’endettement croissant du à l’utilisation exponentielle d’engrais chimiques de plus en plus chers et indispensables aux rendements inflationnistes permettant de rembourser les emprunts, la France étant recordwoman mondiale des insecticides avec un seuil fatidique de brûlage irrémédiable des sols en 2016 ? «Oui, confirme Ségolène Frédière, tout est lié, le modèle économique colle au modèle de production, le process est impactant. Mais, avec la Région, on va dans le bon sens, en particulier sur le plan financier par des fonds de garantie et des prêts d’honneur à ceux qui sont éligibles aux aides nationales. Donc, on peut dire que des transmissions ‘normales’ sont possibles et se feront de plus en plus et que le remembrement peut s’appuyer sur le phénomène ‘Transmission’ pour se faire dans de bonnes conditions. Le Parc assure des formations et provoque des rencontres avec les élus, organise aussi des ateliers comme ceux de l’hiver prochain sur la gestion du personnel agricole, avec des actions programmées grâce à l’association Avenir par exemple.»
Bon à savoir
Sur le Parc (55 communes entre Lille, Douai et Valenciennes), le nombre d’exploitations est passé de 605 à 481 (- 20,5%) en 2000. La taille des exploitations est passée de 34,4 ha à 41,6. Ainsi en resterait-il moins de 50 en 2050 ! Mais d’une taille de 400 ha, intransmissibles et industrialisées.
Aujourd’hui, 50% des exploitations sont dirigées par une personne de plus de 50 ans, 69% ne savent pas qui va les reprendre, 21% pensent à leur disparition. L’enjeu de renouvellement des générations est donc particulièrement fort dans notre région.
Contact au 03 27 19 19 70.