Comment le nœud gordien du transmanche peut-il être tranché ?
Dans quelques jours, la cour d'appel de la Commission de la concurrence britannique rendra sa décision sur le recours des scopiens, opposés à l'interdiction de naviguer de MyFerryLink sur la ligne Calais-Douvres. Si elle est confirmée, cette interdiction poussera Eurotunnel, propriétaire des navires, à les vendre. Un enjeu majeur pour tout opérateur qui sait que le transmanche reste un filon. Enquête sur une réussite controversée.
Beaucoup les ont rendu − à tort − responsables de la chute de SeaFrance en novembre 2012. “Je rappelle que c’est la direction de l’époque qui avait décidé d’arrêter la ligne sans aucune concertation. Ils ont coulé SeaFrance pour se débarrasser de nous“, affirme Didier Cappelle, ancien secrétaire général du syndicat maritime Nord, désormais président du conseil de surveillance de la coopérative qui assure les traversées entre Calais et Douvres pour le compte de MyFerryLink (MFL), une structure commerciale elle-même filiale à 100 % de Groupe Eurotunnel (GET). Quand SeaFrance est mise en liquidation judiciaire fin 2011, la direction d’Eurotunnel prend contact avec les marins de l’ex-filiale de la SNCF, fatiguée d’essuyer les pertes récurrentes de SeaFrance : il y a un coup à jouer. L’opérateur ferroviaire, qui maîtrise entre un tiers et 40 % du marché du transport vers l’Angleterre, acquiert donc trois des quatre navires de SeaFrance (les Rodin et Berlioz, ainsi que le fréteur Nord-Pas-de-Calais) pour 65 millions d’euros, contrant l’offre de son concurrent établi à Dunkerque, DFDS Seaways, (qui les voulait pour 5 millions d’euros et qui avait placé un navire dès le printemps pour capter le marché). Moins de deux mois plus tard, le montage juridique à trois (GET, MFL et Scop) prenait la mer avec un camion et la voiture de son nouveau directeur, (se concrétisait avec le nouveau directeur ,) Jean-Michel Giguet, ancien dirigeant de Brittany Ferries. Conçus pour des traversées courtes, les trois navires peuvent se révéler très rentables…
Avec ou sans la Scop ? Et 30 mois après le lancement des trois navires, MFL et la Scop peuvent se féliciter. Déjà l’an dernier, deux mois sur les douze avaient donné des résultats encourageants : l’entreprise, qui a perdu 34 millions d’euros sur ses deux premiers exercices, dégage du cash. Depuis le début de l’année, selon nos informations, les résultats sont là. En témoigne, le nombre de ses unités de fret transportées ces dernières semaines. En février, près de 75 000 unités de fret pour les trois navires ; l’augmentation est de 25 %. Pour se donner une idée de la progression, rappelons qu’en janvier 2013, à peine 10 000 unités de fret avaient passé le Détroit. “On fait plus de fret en ce moment avec trois navires qu’avec cinq à l’époque de SeaFrance“, souligne Didier Cappelle. De 55,6 % en 2013, le taux de remplissage est passé à 68 % en 2014. Les perspectives pour 2015 donnent même une tendance au-delà de 75 %… En milieu de semaine, les navires chargent plus de 2 000 camions. Quelles sont les raisons d’un tel succès ? D’abord, les navires. “Ces navires ont été construits pour des lignes courtes ; ils sont très bien motorisés, ont le profil adéquat pour ce type de traversées. Ils sont solides“, explique Alain Simonneau, expert dans le domaine maritime. La direction de MyFerryLink apporte un argument supplémentaire : “La situation est normale ; le fait que cela fonctionne n’est pas exceptionnel. Sous SeaFrance, le système marchait à l’envers.” Le président du directoire de la Scop, qui est aussi le directeur général de MFL, le dit sans ambages : “Nous avons redressé la situation.” Côté Scop, Didier Cappelle avance aussi “le fait que les anciens salariés de SeaFrance aient créé leur entreprise, qu’ils en sont les propriétaires, qu’ils la fassent tourner (ce qui) contribue énormément à la bonne santé de notre modèle. La productivité des salariés s’est trouvée grandement améliorée par la baisse du taux d’équipage à bord. De 2,73, il est passé à 2,43. Un gain qui a fait baissé le prix de la traversée. Les gars ont accepté beaucoup de choses. Ils ne l’auraient jamais fait s’ils ne se sentaient pas totalement impliqués dans l’entreprise“.
Quid du futur proche ? Dans quelques jours, la cour d’appel de la Commission britannique de la concurrence dira si elle lève ou si elle confirme l’interdiction faite à Eurotunnel d’aborder à Douvres pour cause de distorsion de la concurrence (Eurotunnel pesant plus de la moitié du marché en additionnant les trafics ferroviaires et maritimes). Dans le même temps, les discussions vont bon train pour la vente des navires. Une vingtaine de manifestations d’intérêt a été traitée par le propriétaire des bateaux qui devrait n’en retenir que trois ou quatre. Les scopiens travaillent aussi à une offre publique/privée sous la forme d’une société d’économie mixte (SEM) où ils seraient partie. “On a montré qu’on savait être rentables, plaident-ils. Il est naturel qu’on soit autour de la table comme nous le sommes aujourd’hui.” Ils ont rencontré les élus, les services du ministère des Transports (qui considèrent l’affaire d’un œil inquiet), consultent leurs avocats, épluchent les comptes de MFL et attendent d’avoir un total accès au dossier de la revente des navires, qui sont logés comme actifs dans trois SCI créées pour l’occasion par Eurotunnel lors de leur acquisition. La direction de MFL n’est pas sur la même ligne que le PDG d’Eurotunnel. Raphael Doutrebende, directeur adjoint de MFL et membre du directoire de la Scop, a dit à plusieurs reprises que la solution des scopiens n’étaient pas réaliste financièrement. Mais s’ils n’ont pas de finances, les scopiens n’en demeurent pas moins combatifs. L’affaire se jouera sur le prix des navires. Achetés 65 millions d’euros, totalement rendus opérationnels durant l’été 2012, ils ont occasionné une trentaine de millions d’euros de dépenses de plus. Avec les pertes de MFL sur les deux derniers exercices, l’addition totale tournera probablement autour de 120 millions d’euros. Pour autant, il conviendra d’en soustraire les 30 mois du “loyer” des trois navires (une trentaine de millions d’euros). En effet, Groupe Eurotunnel loue ses trois bateaux et peut féliciter les salariés de la Scop et de MFL d’avoir toujours honoré leurs échéances. Au final, l’affaire pourrait se faire pour 95/90 millions d’euros. Mais où les trouver ? En partie dans le petit million d’euros de fonds propres de la Scop, beaucoup plus dans des subventions publiques d’investissement confie une source proche du dossier. “Cela ne marche pas comme ça“, rectifie cependant Jean-Michel Giguet, loin de partager l’enthousiasme des scopiens et de leurs appuis. “On n’est pas dans le même schéma qu’avec Brittany Ferries où il n’y a pas eu d’argent public“, explique-t-il, souhaitant une solution 100 % privée. L’Europe n’aime pas la confusion des genres, mais il n’est pas certain que la France s’y plie, si tant est que la Commission rejette un montage public/privé. “Le président Percheron a dit à de nombreuses reprises que le Conseil régional pouvait abonder à hauteur de 10 millions d’euros. On peut très bien imaginer l’exploitant au capital“, argumente Yann Capet, député de Calais en lien avec le ministère des Transports.
Un sac de nœuds… Il est une autre attente qui pèse également dans ce dossier majeur à tiroirs multiples : celle de la convention de Délégation de service public (DSP) signée par le Conseil régional et la CCI régionale quant à la gestion et l’exploitation du port de Calais. Signé en janvier dernier et passé en préfecture de région, le document n’est pas encore disponible… Jacques Gounon a dit à plusieurs reprises que cette convention devait être examinée et qu’il verrait si son groupe engage une action en justice. Les services du Conseil régional n’ont malheureusement pas encore communiqué le document. “C’est une question de jours“, assurent-ils. La convention de DSP intègre le projet de doublement du port de Calais et des investissements importants au port de Boulogne-sur-Mer. Une action en justice d’Eurotunnel pourrait gêner ce chantier à 1 milliard d’euros. Tout est lié et les ramifications sont nombreuses. Le 10 mars dernier, les scopiens avaient bloqué le port de Calais une demi-journée. “Un avertissement” selon Eric Vercoutre, secrétaire-général du comité d’entreprise de la Scop. Une chose est sûre : si la Scop est écartée du dossier, les effets seront probablement désastreux.