Au procès des faux meubles XVIIIe, l'examen de conscience du marché de l'art
Des antiquaires notables jusqu'au château de Versailles, tous n'y ont vu que du feu: en dupant les meilleurs spécialistes, l'affaire des faux meubles XVIIIe, jugée cette semaine au tribunal de Pontoise, interroge les fondements même du marché...

Des antiquaires notables jusqu'au château de Versailles, tous n'y ont vu que du feu: en dupant les meilleurs spécialistes, l'affaire des faux meubles XVIIIe, jugée cette semaine au tribunal de Pontoise, interroge les fondements même du marché de l'art, basé sur l'authenticité présumée d'objets historiques.
En 2006, le cabinet Dillée, experts et courtiers en art depuis trois générations, propose à la galerie Kraemer, antiquaires depuis cinq générations, une paire de chaises de l'illustre menuisier Louis Delanois pour le salon de compagnie à Versailles de Mme du Barry, dernière favorite de Louis XV à Versailles.
Une "commande mythique" qui intéresse vivement les Kraemer, maison parmi les plus élitistes de Paris.
"On nous a dit que ça venait d'une dame âgée à Neuilly. Mais ce genre de choses on y prête peu attention, la provenance récente. C'est l'origine qui est importante. L'important c'est 1769, Delanois, la comtesse du Barry !" s'émerveille jeudi à la barre Laurent Kraemer, sévère président de cette enseigne familiale.
Ces antiquaires l'ignorent encore mais ils acquièrent là des faux réalisés de main de maître par un menuisier du faubourg Saint-Antoine et l'expert référence du mobilier royal du XVIIIe, deux sommités de ce petit milieu aussi érudit que mercantile. Ce qui vaut à la galerie de comparaître à leurs côtés devant la justice du Val-d'Oise, accusée de vérifications insuffisantes.
Achetée 200.000 euros en liquide, la paire Delanois est classée trésor national et revendue deux ans plus tard 840.000 euros par les Kraemer au château de Versailles.
Un peu plus tard, même scénario. Une paire de chaises pour le pavillon du Belvédère de Versailles, portant une marque au fer du garde-meuble de Marie-Antoinette, est achetée par les Kraemer 200.000 euros, proposée à la vente à 3,5 millions d'euros et cédée en 2015 pour 2 millions à un prince du Qatar. Un faux du même duo, là encore.
"Pour un antiquaire, on achète 200.000 euros, c'est une grosse somme. Mais nous pouvons les garder là 10, 20, 30, 40, 50, 60, 70, 80 ans. Nous prenons le risque de les garder en attendant que cela prenne de la valeur mais ça n'est pas garanti", justifie Laurent Kraemer au sujet de ces marges faramineuses.
Epidémie de faux
Sa galerie se décrit comme "paranoïaque" sur l'authenticité des objets qu'elle vend, soucieuse de sa "réputation" sur ce marché réservé à une poignée de milliardaires et de monuments historiques. Elle soutient avoir fait toutes les vérifications possibles et plaide avoir été dupée par des faux "extraordinaires", "fabuleusement faits".
"Nous sommes confrontés à longueur de vie à des objets qui sont des faux, des faux moyennement faits, qui ne passent pas du tout la barre d'un examen même relativement rapide. Notre métier, notre talent est de ne pas les acheter", explique à la barre l'antiquaire de 68 ans, mocassins noirs, costume dépareillé.
L'audience jette en pleine lumière ce monde discret, feutré, où les litiges se règlent normalement derrière des portes closes. Les experts s'y avèrent souvent porter la double casquette de courtiers ou marchands, avec un intérêt financier propre.
La défense ironise sur les expertises réalisées durant l'instruction qui concluent que l'inauthenticité de leurs meubles aurait dû sauter aux yeux, un constat postérieur aux aveux des faussaires. Ainsi, argue un rapport, les "arasements en biais" sur les chaises Delanois démontrent qu'elles étaient fausses.
"C'est une grosse erreur de toutes les expertises qui ont été faites. Il y a plein de détails qui ont été un peu foireux. Si moi j'ai fait des arasements en biais, c'est parce que Delanois a fait des arasements en biais", s'offusque leur auteur, le menuisier Bruno Desnoues, très sourcilleux sur la qualité de ses faux.
"Ne pas savoir ça, ça discrédite tout le reste, c'est enfantin", fulmine de concert Laurent Kraemer, "c'est une série mondialement connue". "Quand on connaît le résultat du tiercé, c'est facile..."
La révélation de cette affaire au mitan des années 2010 a plongé dans une crise existentielle le marché du mobilier royal du XVIIIe. D'autant que de nombreux faux sièges royaux s'étaient mis à circuler dans le milieu depuis quelques années, selon un ancien conservateur de Versailles.
Mais Bill Pallot, le faussaire en costume trois-pièces par qui tout est arrivé, remarque que les affaires ont bien vite repris. "Le marché n'est pas du tout déstabilisé sur les sièges. Maintenant il se porte même beaucoup mieux qu'avant", pointe-t-il, sourire goguenard en coin.
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