Alain Griset : « Nous sommes favorables à toutes les mesures qui faciliteront l’embauche d’apprentis »
Quelques jours après la semaine de l’artisanat, Alain Griset, président de l’assemblée permanente des chambres de métiers et de l’artisanat, et président de la CMA Nord-Pas-deCalais- Picardie, tire un bilan de la situation de l’artisanat.
Picardie la Gazette : Avec un peu plus d’un million d’entreprises en France, l’artisanat revendique toujours son statut de première entreprise de France. Comment se porte-t-elle ? Alain Griset : La période reste compliquée. La reprise n’est toujours pas en vue, même si chez certains d’entre nous, ça va mieux. En fait, chez les artisans, les effets de la crise se sont fait sentir avec du retard, à partir de 2013. Mais du coup, la reprise est aussi en décalé ; et on n’a pas encore retrouvé les niveaux d’avant crise. Sans surprise, le bâtiment est le secteur qui aujourd’hui est le plus en difficulté, et qui continue à perdre des emplois, c’est dramatique. Les autres secteurs souffrent aussi, mais dans une moindre mesure. Et même après la reprise, il faudra attendre encore deux, trois ans avant que les artisans du bâtiment en bénéficient, le temps que les projets de construction se concrétisent. Sans la mise en place d’une fiscalité incitative pour les particuliers, pour la rénovation des logements par exemple, dans la construction, ça va encore prendre du temps avant de redémarrer vraiment.
P.L.G. : À part dans le bâtiment, est-ce que l’artisanat continue à créer des emplois ? A. G. : On connaît une stagnation en termes d’emplois aujourd’hui, même s’il existe des besoins non pourvus. En masse on stagne, mais il y a des départs en retraite qui vont devoir être remplacés, et certaines entreprises embauchent malgré tout. Mais on rencontre toujours la même problématique d’inadéquation entre les gens en recherche d’emplois et les besoin des entreprises. Trouver un bon charpentier, menuisier, ou carreleur, c’est toujours très compliqué, et ce, malgré le chômage très élevé. C’est là que la formation joue un grand rôle, pour les plus jeunes, mais aussi pour les adultes en reconversion. En fonction des besoins des entreprises, on forme les adultes, pour leur permettre de trouver du boulot, et à nos collègues de trouver les salariés dont ils ont besoin.
P.L.G. : Depuis plusieurs années, les politiques mettent l’apprentissage en avant dans la lutte contre le chômage, notamment des jeunes, est-ce que ça fonctionne ? A. G. : On revient de loin ! Il y a encore vingt ans, chez les politiques, tout le monde n’était pas favorable à l’apprentissage. Aujourd’hui, tout le monde considère que c’est un mode de formation à développer. C‘est une victoire pour nous, qui avons beaucoup bataillé pour convaincre que l’apprentissage est au moins aussi efficace que la formation académique. Les chiffres prouvent que le nombre de jeunes insérés dans monde du travail grâce à l’apprentissage est supérieur à celui des jeunes insérés via le monde académique. Malheureusement, on peut être d’accord sur le principe et prendre de mauvaises décisions. Fin 2013, le gouvernement a décidé une diminution de l’aide à l’emploi pour les apprentis, et la suppression du crédit d’emploi. Cela a créé une rupture. On a enregistré une baisse très forte du nombre d’apprentis entre 2013 et 2015. Depuis, ils ont reconnu leur bêtise, sont revenus en arrière, et cette année, on a pu constater une forte hausse des inscriptions dans les centres de formation. La région a une particularité, c’est le faible nombre d’entreprises artisanales et donc d’apprentis. C’est un héritage du passé industriel de la région, les gens ne se mettaient pas à leur compte. À la fin des années 1990, on avait 10 000 apprentis dans la région, contre 40 000 dans des régions comparables. Et on était à 35 000 entreprises, quand on aurait dû en avoir 55 000. Avec le conseil régional, on a mené des politiques pour changer les mentalités et les comportements. Et jusqu’en 2013, les effets ont été très importants, on est passés de 10 000 à 22 000 apprentis. Aujourd’hui, on compte 49 000 entreprises artisanales. Dès que l’activité redémarrera, on atteindra les 55 000, et la région aura rattrapé son retard historique. Les choses vont aller dans la bonne direction.
P.L.G. : Et auprès des jeunes et de leurs familles, l’apprentissage est attractif ? A.G. : Le discours a évolué très positivement, mais il faut encore souvent convaincre les familles, qui n’ont pas totalement intégré tous les avantages de l’apprentissage, en particulier pour l’insertion professionnelle. Il faut permettre aux jeunes de choisir ce qu’ils ont envie de faire. On croise beaucoup de jeunes adultes en réorientation, qui sont allés à l’université sans trop savoir quoi y faire, et qui des années plus tard peuvent enfin choisir de faire ce qui leur plaît, en rejoignant nos formations. Nous avons encore des progrès à faire en termes de perception, c’est pourquoi on organise régulièrement des portes ouvertes au sein des centres de formation, qu’on appelle désormais les Universités des métiers de l’artisanat, puisqu’on y forme des jeunes à tous les niveaux d’études supérieures, du CAP au niveau bac +3, bac +4. Mais on y accueille aussi des personnes en reconversion, en formation continue… On accueille tous les publics, à tous les âges, et on adapte nos formations en fonction de leurs besoins.
P.L.G. : C’est aussi le rôle de la semaine de l’artisanat, qui s’est tenue du 11 au 18 mars ? A.G. : La semaine de l’artisanat, c’est une action différente. Les portes ouvertes font découvrir nos outils de formation et nos filières. La semaine de l’artisanat permet plutôt au grand public d’avoir un focus sur les métiers de l’artisanat, mais aussi d’inviter des responsables politiques et économiques à vivre une journée dans la peau d’un artisan. Un certain nombre ont accepté de jouer le jeu cette année, et à nos yeux, c’est l’occasion pour eux de mesurer ce qu’est la vie d’un chef d’entreprise… Et ça peut les inciter ensuite à prendre les bonnes décisions, pour une économie plus dynamique !
P.L.G. : Le début de l’année a été marqué par le conflit entre les taxis et Uber, on parle beaucoup de ce qui serait l’uberisation de la société… Les artisans sont-ils armés pour y faire face ? A.G. : On a quand même un principe simple en France : quand on embauche quelqu’un, on le déclare. Ceux qui ne le font pas sont hors la loi. Grands ou petits, il faut les condamner. Ou alors, décider qu’on ne paye plus d’impôts, plus de TVA, plus de charges, et croyez-moi, les artisans seraient les premiers ravis ! Cela mis à part, si par uberisation, on entend l’utilisation des nouvelles technologies et notamment des applications, alors là nous sommes pour. Naturellement, nous sommes favorables au modernisme, les artisans innovent d’ailleurs beaucoup eux-mêmes, et ont recours aux nouvelles technologies. Et la CMA fait tout pour que les collègues utilisent ces outils pour développer leur chiffre d’affaires. Des ateliers sont organisés pour les aider à se doter de sites vitrines, développer la vente à distance et le télé-paiement, par exemple.
P.L.G. : Le projet de loi pour la réforme du Code du travail contient plusieurs volets qui concernent les artisans, et les apprentis. Quels sont les points sur lesquels vous êtes vigilant ?A.G. : Il y a plusieurs observations à faire à propos du projet de loi El Khomeri. D’abord, j’aimerais souligner qu’en France, on parle toujours du patronat comme si toutes les entreprises étaient identiques. Mais quand on est chef d’une entreprise artisanale, qu’on a deux, trois, ou quinze salariés, on n’a pas du tout la même gestion que quand on a 10 000 salariés. Le patron de chez Renault, quand il y a un problème dans l’entreprise, il va être remercié, il va avoir un chèque pour partir, mais jamais il ne va courir le risque de perdre sa maison. Un artisan, s’il a des problèmes financiers, risque de perdre ses biens. Chez Renault, le patron ne voit jamais ses salariés. Un artisan travaille au quotidien avec eux, ce n’est donc pas du tout la même relation. Et aujourd’hui, quand il a un problème avec l’un de ses salariés, et que ça finit aux prud’hommes, un licenciement peut être annulé non pas sur le fond, mais sur la forme. Parce qu’il n’a pas bien rempli le document, pas mis la bonne phrase… Bien souvent, la condamnation aux prud’hommes pour ces erreurs est dramatique pour l’entreprise. Nous ne voulons pas que les prud’hommes soient une instance qui condamne une entreprise pour des questions de procédure, sinon ça freine l’embauche. Or, dans les conditions actuelles, les artisans préfèrent ne pas embaucher plutôt que d’être embêtés. D’une façon générale, sur le Code du travail, personne ne s’y retrouve, et un artisan ne peut pas avoir l’aide d’un service juridique ou de ressources humaines ! Il faut simplifier tout ça pour qu’on s’y retrouve. Il n’y a aucun artisan qui peut être sûr de ne pas avoir dans son entreprise quelque chose qu’on puisse lui reprocher, les textes sont trop complexes et les règles changent trop souvent, on ne peut pas demander aux gens d’embaucher dans ces conditions. Même chose sur l’apprentissage : il est évident qu’il existe un certain nombre de règles qui ne sont pas compatibles avec le développement de l’apprentissage. Par exemple, quand un apprenti boulanger ne peut pas travailler une partie de la nuit ! Apprendre à faire du pain quand le pain est fait, ça ne sert à rien. Dans une entreprise de bâtiment, quand on a un chantier sur les bras mais qu’on ne peut pas faire travailler l’apprenti parce qu’il a fait ses 35 heures, et bien on préfère ne plus prendre d’apprenti. Bien sûr il y a des règles, on veut simplement que les mêmes s’appliquent aux apprentis et aux autres salariés. Nous sommes favorables à toutes les mesures qui viseront à faciliter l’embauche d’apprentis.
P.L.G. : En Nord-Pas-de-Calais-Picardie, la CMA a mis en place un numéro spécial pour les artisans en difficulté, il a atteint sa cible ? Il pourrait être généralisé ? A.G. : Dans une entreprise artisanale, il y a quantité de raisons pour lesquelles des difficultés peuvent apparaître. Ça peut être un problème de cotisations, ou avec un salarié, ou encore un problème de couple… c’est la vie, quoi ! Et on sait que dans 98% des cas, quand elle est prise rapidement, une difficulté se résout facilement. Mais quand on attend, qu’on n’ouvre plus son courrier, en six mois, un an, c’est le dépôt de bilan. Notre rôle à la CMA, c’est aussi d’expliquer aux artisans que les difficultés sont souvent passagères, et qu’on peut les résoudre, à condition de mette les moyens. Avec ce numéro d’appel anonyme, les artisans sont en contact avec des collaborateurs spécialement formés, qui peuvent leur proposer une solution immédiate ; ou les mettre en contact avec notre réseau de partenaires pour résoudre leur difficulté au plus vite, et font les démarches à leur place. On a déjà reçu plusieurs centaines d’appels, c’est un dispositif qui fonctionne. Après, je ne dirige pas toutes les chambres des métiers de France, ce n’est pas à moi de décider de ce qui se fait ailleurs, mais je sais que c’est une initiative qui est observée avec attention.
P.L.G. : Qu’est-ce qui va se passer pour les différentes chambres régionales, avec le redécoupage administratif ? A.G. : Toute fusion entre les CMA et les CCI est hors de question, chacune a son public, et nos cousins germains très éloignés vivent leur vie de leur côté. En revanche, nous sommes bien sûr attentifs aux économies et aux mutualisations, et les fusions sont en cours. Les textes sont parus, au 1er avril au plus tard, il n’y aura plus que 13 CMA en France, une par région.
P.L.G. : Les CMA souffrent-elles de la concurrence des réseaux professionnels, qui se multiplient ? A.G. : Vous en connaissez beaucoup, des réseaux qui rassemblent les artisans ? La maison des artisans, c’est la CMA ! D’autres structures peuvent peut-être exister en concurrence, mais rien de comparable pour le nombre d’entreprises suivies. Et les Chambres des métiers et de l’artisanat, c’est une institution publique ! En termes de services pour la formation, le développement… elles réunissent l’ensemble des services dont les collègues peuvent avoir besoin.
Propos recueillis par Jeanne MAGNIEN